Le Gros A, B, C, pour instruire la Jeunesse Chrétienne (1783)
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Ce livret de 96 pages de petit format (in-12, 14 x 7 cm) sans nom d’auteur, est daté, ce qui est rare pour un ABC. Le texte est imprimé en gros corps sur les deux-tiers des pages (p. 3-59 : prières usuelles, répons de la messe et psaumes de la Pénitence), puis en corps plus fin (p. 60-96, Vêpres, Complies, Hymnes, Stabat Mater).
Publié à la veille de la révolution, il témoigne de la persistance d’un modèle ancien d’aide à l’alphabétisation, qui ne dissocie pas l’apprentissage de la lecture de l’acquisition d’une culture catholique. Comme son titre l’indique de façon explicite, instruire la jeunesse, c’est mettre le savoir des lettres au service de la religion.
I. La présentation du Gros ABC : titres et images
Page de titre (p. 3)
Onze corps "Garamond" différents sont employés dans la seule page de titre (sept corps droits, quatre italiques, de taille, graisse et écartements variés). Les polices distinguent nettement les lettres U et V et les lettres I et J (VIVENT JESUS, MARIE) auparavant confondues. Le S en capitale, qu’il soit en début, milieu ou fin de mot, simple ou redoublé, est aussi celui de la typographie moderne (JESUS, PERMISSION). En revanche, quand il est en bas-de-casse, il existe encore sous deux versions : petit s en début ou fin de mot, hanse en forme de f en milieu de mot (à l’ufage, avec permi∬ion).
La distinction typographique U/V et I/J apparaît avant la fin du XVIIe siècle chez les imprimeurs de livres scolaires, par exemple dans la réédition en 1669 de L’école Paroissiale de Jacques de Batencour (1ère éd. 1654). Elle n’a été avalisée par le dictionnaire de l’Académie qu’en 1762 (Chervel, 2006, 182). Elle a fait partie de ces réformes de l’écriture qui ont facilité l’adoption du français pour apprendre à lire aux débutants, langue que Jean Baptiste de La Salle a imposé chez les Frères des Ecoles Chrétiennes au début XVIIIe et dont l’usage était déjà répandu dans les éducations particulières (Chartier, Compère, Julia 1976).
Cependant, l’ABC du diocèse de Châlons concerne des paroisses rurales de Champagne (Chapron, 2010) où le maître d’école est souvent chantre : il doit apprendre aux élèves à lire et chanter à l’église, ce qui explique la persistance d’un apprentissage de la lecture sur des textes en latin (Bisaro, 2010).
Illustrations
À gauche de la page de titre, une gravure de l’Annonciation est sur-titrée VIVENT JESUS, MARIE, et sous-titrée JOSEPH. La deuxième illustration, une représentation du Christ en croix, marque l’entrée dans les répons de la messe (p. 16). Ces deux bois gravés sont des évocations religieuses, sans lien avec l’apprentissage des lettres.
Page 2 : La scène de l’Annonciation figure à gauche une vierge voilée et nimbée, agenouillée devant un prie-Dieu où repose un livre ouvert : elle est représentée au moment où elle se retourne, bras ouverts et mains tendues vers l’ange Gabriel qui flotte au-dessus du sol à droite, tenant la longue tige d’un lys, sa robe ouverte sur une jambe nue, tandis que la colombe du Saint-Esprit descend du ciel dans un halo de lumière. Cette disposition (Marie à gauche, Gabriel à droite) est sans doute due à une inversion de la figure d’origine, fréquente dans la gravure, ce qui expliquerait que Marie ait un anneau au majeur droit.
Page 16 : Le Christ en croix est seul, les yeux tournés vers le sol, les bras levés à l’oblique et non pas étendus à l’horizontale. Autour du pied de la croix s’enroule un serpent-dragon : sa queue se termine en pointe de flèche, et sa tête, proche de celle d’un rapace, est gueule ouverte (ou bec ouvert).
II. L’appareil didactique destiné à l’apprentissage
Les syllabes (p. 4-6)
Les pages suivantes présentent des colonnes de syllabes de 2, 3, ou 4 lettres, donc de difficulté croissante. Cette innovation didactique se répand au XVIIIe siècle, quand de nouvelles méthodes préceptorales font de l’entraînement à déchiffrer des syllabes inconnues une étape préalable à l’entrée dans la lecture des textes. Comme la procédure traditionnelle des syllabes à épeler (utilisée dans le reste de l’ABC) repose sur un principe exactement inverse (décomposer en syllabes un texte déjà connu), la fonction de ces trois pages n’est pas claire : elle montre en tout cas la coexistence instable de deux courants, "the ordinary road" (Monaghan, 2004), routine rodée depuis des lustres, que le gros ABC perpétue et l’intrusion dans ce support de dispositifs "modernes", peut-être par précaution commerciale : un ABC en latin n’est pas réfractaire à la modernité.
Les syllabes imprimées commencent toujours par une consonne (CV, CVC), jamais par une voyelle (VC). Dans les syllabaires plus anciens, la combinaison VC (ab, ac, ad, af, ag, etc.), fréquente en latin (ag-nus De-i, ad al-ta-re, in un-um De-um) est présentée en parallèle à CV (ba, ca, da, fa). Dans les abécédaires populaires de langue romane (français, italiens, espagnol, portugais), la formule VC a disparu au XVIIIe siècle (mais pas dans les traités savants), alors que les deux formules CV et VC coexistent dans les syllabaires anglais ou américains jusqu’à mi-XIXe siècle (Chartier, Rockwell 2013).
Page 4, Syllabes de deux lettres : dans un tableau à double entrée, 17 consonnes, disposées verticalement dans l’ordre alphabétique (ni K, ni Q, ni W), sont couplées aux 5 voyelles a, e, i, o, u. La première colonne donne la consonne en capitale (Ba, Ca, Da), les autres en bas-de-casse (be, bi, bo, bu/ ce, ci, co, cu). La consonne Q est exclue de la colonne, car les syllabes /qa/ /qe, /qi/ /qo/ /qu/ n’existent pas. Pas de voyelle /y/, bien qu’elle soit imprimée dans le titre (Syllabes de deux lettres).
Page 5, Syllabes de trois lettres : le 3e lettre est une consonne (CVC), variable pour les colonnes 1, 2 et 3 (bas, cam, das, far /bes, fer, gem, hec, jet/ bis, fir, gis, hic, jis, tim), fixe pour les colonnes 4 et 5 : s après o (bos, cos, dos), m après u (bum, cum, dum). Le Q, réintroduit, est lié à deux voyelles (qua, que, qui, quo), sauf dans la colonne des u (qum), syllabe qui n’existe pas (il aurait fallu 4 lettres pour écrire quum).
Page 6, Syllabes de quatre lettres : la colonne 1 distribue les trois consonnes autour du /a/. CVCC (Bant, Cant, Dant), CCVC (Flan, Gran) et CVVC (Quas, Vain, Xain).
Dans les colonnes 2, 3, 4 et 5, les voyelles se distribuent selon un ordre aléatoire. La formule CVCC est la plus fréquente (dent, hunc, rint), mais on trouve aussi CCVC (fluc, gnum, bris, plum, psal, spem), CVVC (laus, quis, quod) et CCCV (chri).
Les 90 (18x5) combinaisons produisent des morphèmes latins courants (hanc, nunc, quis) et des amorces de lexique religieux (Chri-stus, fluc-tus, ma-gnum, tem-plum, psal-mus). On trouve aussi des syllabes non-latines, propres aux digrammes (ou, on, in, eu) ou trigrammes (ain, eau) vocaliques du français : jour, mour, nous, Sain, Vain, vous, Zain. Est-ce pour préparer la lecture en français ? On retrouve, en tout cas, ces digrammes ou trigrammes dans les titres qui scandent l’ABC (Oraison, Salutation angélique, Confession, Saint, Jour, Répons, Complies, Paix, Evangile, etc.).
La Croix de Malte et les deux alphabets (p. 7)
Dans l’encadré qui occupe la demi-page, une petite croix de Malte occupe la place carrée d’une lettrine. Elle signale au lecteur, à l’ouverture de l’ABC, qu’il s’agit bien d’un psautier et lui rappelle qu’il doit se signer avant de commencer, d'où le nom de "Croix de par Dieu" ou de "croisette" donné en France aux abécédaires (Crisscross en Angleterre). Suivent : l’alphabet en bas-de-casse (25 lettres suivies de l’esperluette &), une ligne de lettres ligaturées (si, fi, ssi, ffi, sl, fl, ffl, ff ; st, ft, sb) et des digrammes æ Æ, œ Œ, enfin, l’alphabet en capitales (24 lettres, car dans cette impression, la casse du M est restée vide).
Cet encadré d’une demi-page est le support a minima de l’alphabétisation depuis le Moyen Âge (Alexandre-Bidon, 1989). La croix, l’alphabet et quelques syllabes simples étaient gravés ou manuscrits sur une palette de bois qu’on pouvait facilement saisir ou accrocher au mur. Sur ce support, appelé aussi tablette ou charte (carta ou tavola, en italien, horn-book en anglais), les lettres manuscrites sont remplacées au XVIe siècle par les deux alphabets consécutifs, l'un en bas-de-casse, l'autre en capitales, ainsi que les ligatures d’imprimerie. Les corps gothiques sont remplacés par les nouvelles typographies romaines ou italiques au fur et à mesure de leur diffusion. Cette composition a survécu jusqu’à nos jours (croix de Malte incluse) dans la composition des canevas au point de croix, qui servaient d’aide-mémoire pour broder des initiales sur le linge de maison, en bas de casse et capitales rondes, en gothiques pour les lettres d’apparat ou encore en minuscules cursives droites ou italiques.
Enfin, dès la Renaissance, les alphabets sont suivis d’un premier texte : formule du Signe de la Croix (In nomine Patris…), verset de Psaume (Domine, labia mea aperies… Seigneur, ouvre mes lèvres [et ma bouche chantera tes louanges]), avant que ne s’impose le texte du Pater, en latin dans les pays catholiques, en langue vulgaire dans les pays réformés. Dans le Gros ABC, il est suivi directement du Pater Noster, sans lignes de syllabes intermédiaires, puisque tout un appareil didactique a été développé dans les trois pages précédentes. Jusqu’à la disparition des abécédaires en latin dans les années 1830, cet encadré reste quasi intangible. Au XIXe siècle, il survit, mais reconfiguré, dans les Alphabets et Instructions chrétiennes pour apprendre à lire en français.
L’Oraison Dominicale, la Salutation Angélique, le Symbole des Apôtres (p. 8-12)
On remarque dès les premières lignes du Pater noster que chaque mot est suivi d’une virgule et chaque syllabe séparée de la suivante par un blanc : PA ter, Nos ter, qui, es, in, cœ lis, etc. Ce découpage des phrases en mots et des mots en syllabes est typique des livrets destinés à l’alphabétisation (Julia 1978, Hébrard 1988, Chartier 2007). Certains éditeurs ont eu recours à d’autres procédés, des traits verticaux pour séparer les syllabes (le blanc indiquant alors la séparation entre mots), des tirets ou encore à des espaces inégaux, étroits entre les syllabes, plus larges entre les mots.
Dans ce Gros ABC, le point et le tiret sont utilisés comme dans la ponctuation ordinaire. Le tiret relie les mots répartis sur deux lignes : sur la page 7, on trouve ainsi quatre tirets (sanc-ti fi ce tur, re-gnum, tu-um, vo-lun tas).
Cette scansion syllabique présente cependant des difficultés que ne peut trancher le seul recours à la prononciation orale : deux choix peuvent se trouver en concurrence, si le mot commence par une voyelle (e-xit ou ex-it ? ib-o ou i-bo ? re-gnum ou reg-num ?), enchaîne des voyelles (cre-at-or ou cre-a-tor ?) ou des consonnes (no-ster ou nos-ter, de-scen-dit ou des-cen-dit ?). De fait, le découpage imprimé par l’éditeur, décidé par l’auteur du livret ou par le typographe, impose au lecteur des règles qu’il doit acquérir "par routine" et non "par principe" (elles ne sont ni expliquées, ni justifiées). Les solutions retenues tiennent compte de la morphologie (ex-it et non e-xit) et répartissent les successions de consonnes sur deux syllabes (des-cen-dit et non de-scend-it, mis-sa et non mi-ssa).
Présentés sous leur titre en français, l’Ave Maria et le Credo qui suivent, sont découpés de la même manière. Du fait de la grosseur des lettres, chaque ligne est très brève (trois ou quatre mots) et le texte est imprimé en continu, sans les habituels retours à la ligne (avant Panem nostrum, Sancta Maria, ou Descendit ad inferos).
La Confession, Prière avant le repas, Après le repas, Répons de la messe
À partir du Confiteor, qui commence au bas de la page 7, l’appareil didactique utilisé pour les trois premières prières s’interrompt : la virgule retrouve sa fonction de ponctuation entre les énoncés, les syllabes ne sont plus séparées par des blancs. On doit donc supposer que l’apprentissage de la syllabation est acquis, et que le novice retrouvera lui-même les syllabes des différents mots, sans béquilles typographiques.
C’est la même présentation pour les répons de la messe : l’ABC est ponctué comme un livret "normal". Notons qu’il n’est pas exempt d’erreurs d’impression : ainsi, en haut de la page 21, on lit Domine, exauid orationem maem au lieu de exaudi orationem meam. Seul le gros corps manifeste (comme dans les albums aujourd’hui) qu’il s’agit d’un livret pour "lecteur débutant" : les 60 premières pages contiennent moins de texte que les 36 pages finales. En effet, page 60, le livret redevient un psautier ordinaire, imprimé en petits corps : la capacité à lire par mots entiers ou blocs de mots est supposée acquise.
(Anne-Marie Chartier)
lieu d'édition
éditeur
année
page(s)
gravure (non paginée)
p. 4-15, 20-21
source
Bibliothèque nationale de France
RES P-X-474