Les premiers mots

L’importance symbolique des premiers mots de l’enfant tient, depuis l’Antiquité, à la relation que l’on suppose exister entre l’origine et le développement du langage chez l’enfant d’une part, et l’origine et le développement du langage de l’humanité d’autre part – autrement dit, entre l’ontogenèse et la phylogenèse langagière. La description de la manière et de l’ordre dans lequel les enfants apprennent à parler a ainsi été convoquée, tout au long de la période moderne, à l’appui du questionnement philosophique sur le langage. Il peut s’agir de retrouver la langue originelle d’avant Babel, d’imaginer une langue universelle pour sortir de Babel, de démontrer le caractère inné ou au contraire la dimension sociale du langage, de déterminer le rôle de la raison et des sens dans l’acquisition du langage, ou encore, de motiver l’ordre des mots dans la langue ou l’ordre des lettres dans l’alphabet (Demonet 1992 ; Simon 2011).

Dans ces débats, la voix de l’enfant surgit de deux types de dispositifs argumentatifs. Le premier, le plus étudié, est celui des expérimentations, projetées ou fictives, philosophiques ou littéraires, qui doivent permettre d’explorer des configurations particulières : quel type de langage développe un enfant isolé, deux enfants isolés, une troupe d’enfants isolés ? C’est l’expérience de Psammétique, d’après le récit d’Hérodote abondamment commenté à la Renaissance, dont le schéma général est repris dans les fictions philosophiques et littéraires des Lumières (Launay 1980 ; MartinC 2010). Dans ces récits, si les enfants « se font une langue », les auteurs ne se hasardent pas à la restituer. Le second dispositif est celui de l’observation de véritables enfants. À quelles conditions et sous quelle forme ce langage enfantin peut-il s’inscrire dans les « technologies de la preuve » ?

La voix de l’enfant peut simplement se présenter sous la forme de remarques incidentes, surtout dans les débats de la Renaissance où l’essentiel de l’argumentation repose sur l’accumulation d’autres données, antiquaires, linguistiques ou textuelles. C’est le cas dans les travaux humanistes sur la « langue matrice » ou « langue adamique », antérieure à la confusion de Babel, que certains érudits identifient au grec (Estienne), d’autres au chinois (Webb). Webb fait particulièrement référence à l’expérience de chacun, sur le modèle lockien.

Les traités philosophiques qui utilisent le langage enfantin, procèdent à une montée en généralité qui efface les particularismes individuels. Le Discours physique de la parole de Cordemoy est un ouvrage important : héritier de la pensée cartésienne, il développe des observations nouvelles sur la psychophysiologie du langage. Si l’accord entre le mot et la chose est une convention sociale, comment apprend-on à parler ? Le détail de la démonstration est assez symptomatique de la réticence philosophique à utiliser le jargon enfantin (comme le montrent les périphrases pour dada ou papa), à une époque où le « parler enfant » est à la mode à la cour [Cordemoy 1668].

La seconde moitié du XVIIIe siècle marque un tournant important : l’intérêt cognitif pour l’enfant se développe dans la littérature médicale et pédagogique, au moment où se mettent en place les conditions de possibilité d’une science du langage fondée sur des bases laïques et évolutionnistes. Le postulat d’une langue instantanément et miraculeusement donnée par Dieu aux origines de l’humanité est progressivement écartée (même si on en trouve un écho dans la littérature mystique sur l’Enfant Jésus). Le Traité de la formation méchanique des langues de Charles de Brosses est un texte fondateur qui a eu une influence majeure sur les sciences du langage [Brosses 1765]. L’auteur met en œuvre des outils heuristiques variés, de l’expérience de pensée au projet d’un isolement expérimental d’un groupe d’enfants, en passant par l’observation de type scientifique, qui mobilise un vocabulaire précis : expérience, exactitude, ordre, développement. L’observation est d’importance : le linguiste Luca Nobile considère que c’est la première expression de la théorie du « contraste maximum » exposée par Jakobson, selon laquelle l’ordre d’apparition des phonèmes est fixe et résulte de raisons fonctionnelles (Nobile 2007). Chez de Brosses, elle est cependant toujours soumise à des questions philosophiques plus larges, comme la motivation de l’ordre des lettres dans l’alphabet.

C’est encore le cas dans la dernière décennie du siècle : entre la Révolution et le Directoire, la question du langage devient un enjeu philosophique majeur. Le cas de Louis-François Jauffret (1770-1850) est particulièrement intéressant. Au moment où naît son fils Adolphe, en 1796, c’est un auteur pour la jeunesse assez connu, rédacteur du Courrier des enfans, mais également un protégé de l’abbé Sicard, directeur de l’Institut national des sourds-muets de Paris. Chez l’un comme chez l’autre, l’étude du langage est étroitement liée aux questions pédagogiques. Jauffret publie des « Observations sur mon fils Adolphe », dans lequel il rapporte ses progrès et ses bonnes réparties, en mentionnant qu’il tient aussi un journal de bord des nouveaux mots. En soi, Jauffret n’invente pas un genre : on est au carrefour du livre de raison et du journal de santé, appliqué à un enfant, parfaitement représenté au début du XVIIe siècle par le journal d’Héroard, médecin du futur Louis XIII [Héroard 1989]. Mais la manière dont il écoute les premiers mots de son fils – en père incroyablement aimant et admiratif – se ressent du nouveau contexte intellectuel. En décrivant les premiers mots de son fils, Jauffret s’inscrit dans le paradigme phonomimétique promus par de Brosses (l’enfant appelle la montre une tic-tac, avant de gagner en abstraction par socialisation). Il retrouve dans l’inventivité langagière de son fils, les mécanismes de l’évolution des langues.  

Si le genre n’est pas nouveau, les nouveaux enjeux cognitifs – autour du langage, de l’homme, de l’enfant – amènent à promouvoir les usages scientifiques de tels documents, alors que l’usage du carnet de terrain se développe dans les sciences humaines en construction. Jauffret est un des fondateurs, en 1800, de la Société des Observateurs de l’homme, qui font de l’enfant un terrain d’étude privilégié (la société s’est constituée à partir de la capture, en janvier 1800, d’un enfant sauvage dans les forêts de l’Aveyron). En août 1800, la société propose comme sujet de concours, de « déterminer par l’observation journalière d’un ou plusieurs enfants au berceau, l’ordre dans lequel les facultés physiques, intellectuelles et morales se développent et jusqu’à quel point ce développement est secondé ou contrarié par l’influence des objets dont l’enfant est environné et par celle plus grande des personnes qui communiquent avec lui ». On assiste à une sorte de répartition du travail au sein de la Société : à l’étude des sociétés sauvages le soin d’éclairer les origines et le développement des civilisations ; à l’observation des enfants, celui d’approfondir la connaissance des règles qui régissent le développement de l’entendement (en particulier le rôle de la socialisation) (Chappey 2002). Les chemins de l’ontogenèse et de la phylogenèse commencent à se séparer.

EC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

[Brosses 1765] Brosses, Charles de, Traité de la formation méchanique des langues et des principes physiques de l’étymologie, Paris, Saillant, 1765.

[Cordemoy 1668] Cordemoy, Géraud de, Discours physique de la parole, Paris, Lambert, 1668.

[Héroard 1989] Héroard, Jean, Journal, Pierre Chaunu (préface), Madeleine Foisil (éd.), Paris, Fayard, 1989.

(Chappey 2002) Chappey, Jean-Luc, La Société des observateurs de l’homme, 1799-1804 : des anthropologues au temps de Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002.

(Demonet 1992) Demonet, Marie-Luce, Les voix du signe : nature et origine du langage à la Renaissance, Paris, Champion, 1992.

(Launay 1980) Launay, Marie-Luce, « Un roi, deux enfants et des chèvres : le débat sur le langage naturel chez l’enfant au XVIe siècle », Studi francesi, LXXII, 1980, p. 401-414.

(MartinC 2010) Martin, Christophe, Éducations négatives. Fictions d’expérimentation pédagogique au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.

(Nobile 2007) Nobile, Luca, « De Brosses, Jakobson et l’ontogenèse phonologique », Histoire Épistémologie Langage, 29/I (2007), p. 105-114.

(Simon 2011) Simon, Fabien, Sortir de Babel : une République des Langues en quête d’une « langue universelle » à la Renaissance et à l’Âge classique, thèse Université Rennes 2, 2011.