La procédure de déchiffrage
Apprendre l’alphabet
La première étape est d’apprendre à nommer les lettres de l’alphabet : l’ordre des pages du Gros ABC n’est pas un ordre d’usage, car tous les élèves devaient mémoriser en premier lieu l’encadré de la page 7, avant d’en venir aux colonnes de syllabes. Dans les écoles où l’apprentissage se faisait collectivement, la première « carte » affichée au mur pour les débutants était la carte de l’alphabet. Tant que les enfants ne pouvaient pas nommer directement et sans erreur chaque lettre en capitale et bas-de-casse, ils ne pouvaient passer aux syllabes.
Quand on se servait du livret en relation duelle, l’enfant devait d’abord répéter les lettres nommées par le maître, puis les montrer (pointer avec une touche ou une épingle les lettres qu’on lui nommait), enfin nommer les lettres que celui-ci pointait. Cette procédure a été explicité par Peigné dès 1815 (Chartier 2013), et systématisée en procédure de travail scolaire collectif : un élève avancé muni d’une baguette guidait les commençants devant la carte affichée au mur. Dès qu’il réussissait, l’élève pouvait passer à la carte des syllabes où le même procédé en trois temps était réitéré (Pé-a pa : répétez, montrez, nommez).
L’épellation et la reconstitution du mot syllabe après syllabe
Pour parvenir au « déchiffrage » du texte-partition, la procédure utilisée dans toute l’Europe (Graff 1981) était le fameux Bé-A, Ba, c’est-à-dire l’épellation, syllabe après syllabe. Loin d’être une punition destinée à dégoûter de la lecture les enfants du peuple, elle était utilisée aussi bien par les précepteurs des familles privilégiées que par les maîtres des petites écoles, pour apprendre à lire des textes latins ou vernaculaires, sacrés ou profanes.
Prenons l’exemple du mot Pater déjà découpé en ses éléments oraux, les syllabes « Pa » et « ter ». L’élève sait nommer les lettres (pé/a/té/e/erre), il sait aussi que le premier mot de la prière se dit « pater ». Il doit apprendre (à force d’entraînement) que /pé/ suivi de /a/ se dit /pa/, que /té/ suivi de /e/ et de /erre/, se dit « ter ». Cette procédure, purement analytique, vise à mettre en correspondance un matériel graphique (les lettres) et un texte écrit mémorisé oralement (une prière), à travers les unités (les syllabes) qui appartiennent à la fois à l’oral (les mots se segmentent en syllabes, pas en phonèmes) et à l’écrit (dans les tableaux de syllabes et la typographie syllabée de l’abécédaire). Toutes les fois qu’il verra écrit « pa » (pa-ter, pa-nem, pa-ce), il faut qu’il puisse dire /pa/ sans réfléchir. De même pour « nos » : [pater] nos-ter, [panem] nos-trum, etc.
Les trois prières qui constituent l’espace de cet apprentissage doivent donc être lues et relues de cette façon, jusqu’à ce que l’élève ait “automatisé” l’épellation pour toutes les syllabes rencontrées.
Le grand avantage de cette procédure est qu’on peut s’exercer seul (ce qui n’est pas le cas sur les colonnes de syllabes). En effet, si l’élève qui cherche à lire no men et vient d’épeler enne/o/, puis emme/e/enne, ne se souvient plus quel « bruit » font ces syllabes, il lui suffit de se réciter le texte mémorisé (sanctificetur nomen tuum) pour retrouver « no » et « men ». S’il a prononcé /té-e-er, tər/ (comme dans pas-teur), il peut corriger en /tèr/ car il sait que l’on dit /pa-tèr/ et non /pa-teur/, de même qu’on dit /nostèr/ et non /nosteur/.
Cet entraînement individuel permet de comprendre comment certains « autodidates » ont pu dire qu’ils avaient appris à lire seuls, comme Jamerey-Duval utilisant, en guise de syllabaire, un livret de colportage contenant les Fables d’Esope (Hébrard 1985). Rien de tel n’est possible quand l’élève épelle des syllabes inconnues : si un maître n’est pas à ses côtés pour valider ou rectifier son énonciation, il ne sait pas s’il lit ou non « comme il faut » . Même incertitude quand il déchiffre un texte inconnu, dont il ignore le contenu et dont il doit « élaborer » le message.
De l’épellation à la lecture syllabée, puis par mots entiers
En découvrant ainsi comment l’écrit « encode » un oral déjà connu, l’apprenti lecteur découvre le mode de fonctionnement de l’écriture. La régularité du latin, le fait que toutes les lettres se prononcent, voilà qui soulage le travail et conforte les partisans des vieux abécédaires.
Dans le Gros ABC, quand l’épellation–syllabation des trois premières prières ne pose plus de problèmes, on peut passer à une lecture directement syllabée (Pa ter) puis par mots entier (Pater), enfin « par pause » (Pater noster qui es in cœlis). C’est ce à quoi un débutant doit s’entraîner à partir du Confiteor, le mécanisme de base étant supposé acquis.
Pourquoi passer par l’épellation et ne pas commencer par la lecture directe des syllabes ? La procédure est si bien ancrée dans la tradition depuis l’Antiquité, qu’elle s’impose d’évidence. On ne cherche à la justifier qu’après coup, au moment où elle est remise en cause. Deux raisons à cela :
- Le nombre de lettres est réduit, pas le nombre de syllabes (« notre langue les compte par milliers »). Quand ils apprennent sans épellation, « les élèves répètent sans les regarder les syllabes prononcées, au lieu de vérifier pour ainsi dire un à un les caractères dont elles se composent », écrit un inspecteur en 1860 (Chartier 2007, 125). De plus, le « son » de chaque lettre contient son phonème et aide à percevoir l’articulation. Les maîtres des petites écoles de Port-Royal avaient proposé de remplacer les noms habituels (Bé, Cé, Dé, Effe) par des noms plus proches du phonème pur (Be, Ke, De, Fe), appellation dite de « Port-Royal », souvent adoptée à partir de 1840.
- L’apprentissage de la lecture ne peut pas s’appuyer sur un apprentissage concomitant de l’écriture, qui fixerait bien plus vite en mémoire le matériel syllabique. Après 1850, en apprenant à lire et écrire en même temps, les élèves apprennent les syllabes en les « épelant par écrit » (lignes de mi, mo, mu dans les cahiers) : l’épellation orale disparaît en une génération, remplacée par la syllabation directe (méthode syllabique, qui supprime l’étape du Bé-A, ba). Mais il faut pour cela des cahiers bon marché et des plumes métalliques pour tout le monde, luxe inconnu au temps du Gros ABC.
Les exercices sur les pages de syllabes
On peut donc s’interroger à nouveau sur l’usage des trois pages de syllabes ouvrant l’abécédaire. Au cours du XVIIIe siècle, de nombreux livrets incluent des exercices de « déchiffrage » portant sur des syllabes artificielles : il s’agit cette fois d’un travail de pur décodage demandant de lier consonnes et voyelles, sans le secours d’aucun texte mémorisé préalablement : une procédure « synthétique » (et non « analytique » comme sur le Pater noster). Selon la Conduite des écoles, Jean-Baptiste de La Salle prévoyait deux mois pour l’alphabet (il doit être su parfaitement) et seulement un mois pour « la carte des syllabes ». Cela prouve qu’il s’agissait d’un exercice destiné à faire saisir le « principe » de la syllabation, et non à faire lire toutes les syllabes.
À la même époque, c’est ce que visent les « nouvelles méthodes » imaginées par les précepteurs. D’après eux, un enfant capable de lire toutes les combinaisons consonne-voyelle possibles serait capable de lire (= prononcer à voix haute) n’importe quel texte, connu ou inconnu, en latin aussi bien qu’en français. La Bibliothèque des enfants (1733), ou méthode élaborée par Dumas pour le Dauphin, contient ainsi plus de 80 pages de syllabes. Il fait l’hypothèse que celui qui est capable d’oraliser un texte écrit dans sa langue (donc en français) va immédiatement en saisir le sens. L’objectif n’est plus de se contenter de la lecture « intensive » d’un corpus restreint, mais de viser la lecture « extensive » des gazettes, des romans, des textes récents (Cavallo, Chartier 1997). Le prix à payer est élevé : les débutants ne peuvent s’exercer sans guide, beaucoup se noient dans la masse des syllabes. Et « comprendre » un texte inconnu syllabé à voix haute n’est pas plus facile en français qu’en latin pour les patoisants.
Comparé à la profusion de Dumas, le Gros ABC (1783) adopte une voie moyenne, incluant une progression en trois étapes de difficulté croissante, mais sans laisser deviner comment ces pages d’exercices pouvaient être utilisées. Elles devaient en tout cas être travaillées avec l’aide d’un adulte, en même temps qu’on s’exerçait (seul ou avec une aide) à lire les prières.
Naissance d’une nouvelle culture scolaire
Le Gros ABC manifeste à la fois la permanence d’une culture de l’écrit encore bien installée en milieu rural, et la pénétration du nouveau modèle qui va en saper des bases. Après la Révolution, même si la lecture scolaire ne bannit pas les écrits religieux ou utilitaires qui font partie de la culture environnante, ses finalités ne sont plus d’enseigner aux enfants ce que savent déjà leurs parents, mais de leur faire lire des textes inconnus, absents de leur espace social, en nombre indéfini. Un tel programme bouleverse les fonctions de l’écrit en milieu populaire et les représentations qui lui étaient attachées, ce qui explique l’attitude ambivalente de la ruralité à l’égard des instituteurs laïques dans certaines campagnes et le succès d’ordres religieux populaires (Frères de la Doctrine chrétienne, maristes, salésiens, sœurs de Saint Joseph, béates) soutenus par la loi Falloux. Tout en apprenant à lire et écrire en français, ces ordres cultivent un ancrage local et des formes traditionnelles dans lesquelles se reconnaissent les parents. En revanche, les autorités ministérielles et les auteurs de manuels, misant sur l’édition à grand tirage, tirent des sciences un corpus de savoirs élémentaires qui doit devenir la nouvelle culture scolaire, sans prières collectives ni plain-chant.
AMC
(Cavallo, Chartier 1997) Cavallo, Gugliemo, et Chartier, Roger (éds.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997. (Chartier 2013) Chartier, Anne-Marie, « Faire lire les débutants : comparaison de manuels français et américains (1750-1950) », Histoire de l’éducation, 138 (2013), p. 35-68. (Chartier 2015) Chartier, Anne-Marie, L’école et la lecture obligatoire, Paris, Retz, 2015 [2007]. (Graff 1981) Graff, Harvey J. (éd.), Literacy and Social Development in the West: A Reader, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. (Hébrard 1985) Hébrard, Jean, « Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ? L’autodidaxie exemplaire », Roger Chartier (éd.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985, p. 23-60.Références bibliographiques (cliquer ici)