Parents et précepteurs
La leçon de lecture
Dans certaines familles – il est difficile de tracer les contours sociaux de cette pratique – les premiers rudiments de la lecture sont inculqués à l’enfant par ses parents, le plus souvent par sa mère. L’enseignement maternel est un thème récurrent dans l’iconographie occidentale : Sainte Anne apprenant à lire à la Vierge, comme dans cette gravure illustrant la méthode de lecture de Jacques Cossard (1633), ou Marie enseignant à l’enfant Jésus, ou encore Vénus à Cupidon, comme dans le tableau de François Boucher (1742), déclinent ces situations d’apprentissage où le jeune enfant, livre en main ou posé sur les genoux de sa mère, attentif ou distrait, s’initie au déchiffrement du texte écrit.
Au XVIIIe siècle, ces figures d’enfant lecteur envahissent les portraits de famille de l’Europe du Nord (Retford 2006). On les retrouve chez les peintres français du milieu du siècle, comme dans la Leçon de lecture de Louis Aubert (1740). Dans un intérieur bourgeois, une femme s’adresse à un jeune garçon qui se presse contre ses jupes. À droite, sur la table, l’ouvrage de couture qu’elle a interrompu ; à gauche, à leurs pieds, le tambour et les jeux de l’enfant. Les bouches sont closes, mais le doigt levé suggère une situation d’enseignement. Les deux tiennent ensemble un petit livre simplement broché, dont les pages cornées témoignent qu’il a été souvent utilisé.
Derrière des abords familiers, ces figures revêtent une forte dimension symbolique. Les portraits du Christ, Verbe devenu chair, apprenant à lire dans la Bible qui lui révèle son destin, autorisent des lectures complexes de ces représentations. En un sens, chaque enfant est un Christ en puissance, qui reçoit l’instruction lui permettant d’accomplir sa destinée, les lectures enfantines préfigurant les triomphes de l’âge adulte (Grenby 2011, 17).
Les mémoires du XVIIIe siècle livrent des éléments plus concrets sur la manière dont les enfants apprennent à lire à la maison. La démarche n’est souvent pas très différente de celle qui est employée dans les petites écoles : les enfants apprennent à retrouver, sur le livre imprimé, des mots et des phrases qu’ils connaissent déjà par coeur. « Comme j’avais une très belle mémoire, j’appris [à lire] avec une très grande facilité; au bout de six ou sept mois je lisais couramment », écrit Mme de Genlis dans ses Mémoires. Au cours du siècle pourtant, les élites sociales adoptent avec enthousiasme les nouvelles méthodes pour apprendre à lire, plus ludiques et plus coûteuses aussi, fondées sur l’association de mots et d’images ou sur la manipulation des lettres, comme le bureau typographique de Louis Dumas (1733).
Des nourrices aux gouverneurs
Les parents ne sont pas les seuls intermédiaires de la lecture et du chant auprès des enfants. Dans beaucoup de maisons, c’est aux laquais, aux nourrices ou aux gouvernantes que l’on laisse le soin d’enseigner les lettres et les premiers rudiments de la lecture. Les pédagogues parisiens méprisent ces maîtres improvisés, auxquels ils prêtent tous les défauts. Auteur d’une Nouvelle méthode pour enseigner plus facilement et plus naturellement aux enfans à lire, Fessard rapporte avec complaisance le témoignage d’Adam, gouverneur des princes de Conti, qui « me dit un jour qu’il défendait très expressément aux nourrices de ses enfans, ou à celles qui les gardaient jusqu’à l’âge de trois ou quatre ans, de leur faire dire leurs lettres » [Fessard 1745, 5]. Alors qu’on reproche communément aux nourrices de faire peur aux enfants ou de pervertir leur imagination par des récits fantastiques, c’est leur manière de parler qui est visée par les auteurs des « nouvelles » méthodes. Dans une conception de la lecture fondée sur l’étude et la reproduction des sons, les accents provinciaux ne peuvent que perturber les apprentissages. Ces « filles de province, sans éducation », dont « la plupart ne pourraient distinguer un singulier d’avec un pluriel, communiquent à leurs élèves une mauvaise prononciation, un mauvais langage et mille autres défauts » [Py-Poulain de Launay 1742]. Notons que si la gouvernante parisienne est souvent originaire de province, celle qui officie dans les grandes villes du royaume, à Toulouse ou à Bordeaux, est choisie pour son bon accent et la qualité de son français (Fairchilds 1984, 200).
À ces représentations s’en oppose une autre: celle du triste et sombre précepteur auquel sont confiés les jeunes garçons qui se préparent à l’entrée au collège ou qui retournent chez leurs parents pendant les vacances. Dans le tableau du peintre Michel-François Dandré-Bardon, L’Enfance (1743), deux adolescents sont debout près d’une table, leurs livres ouverts à la main. Comme dans la toile de Louis Aubert, les bouches sont closes et c’est le geste du précepteur qui suggère la récitation. Alors que la tenue des enfants est soignée, tout dans l’allure de leur maître éveille la méfiance: la position cavalière sur la chaise, le désordre du guéridon, le grand livre ouvert et déchiré à ses pieds, la main cachée dans le dos, prête à frapper.
Apprendre en famille
Si l’éducation parentale est une réalité ancienne, les débats pédagogiques du second XVIIIe siècle lui donnent une actualité nouvelle. Dans la production éducative qui décolle à partir des années 1760, la communauté domestique (parents, frères et sœurs, cousins et cousines, amis de la famille, précepteur et gouvernante, serviteurs et servantes) est à la fois un cadre narratif et le lieu des apprentissages.
La famille est mise en scène dans les dialogues pédagogiques qui fleurissent dans la seconde moitié du siècle. Importée d’Angleterre par le canal des Magasins de Marie Leprince de Beaumont, la formule permet de mettre en intrigue un large ensemble de savoirs, historiques et géographiques, réflexions morales et religieuses. L’adulte y orchestre les questions et les commentaires d’une troupe d’enfants dont les prises de parole sont restituées avec beaucoup de naturel, selon les conventions du genre. Les Conversations d’Emilie, de Louise d’Epinay, deviennent un classique de la nouvelle littérature de jeunesse. Le Nouveau Robinson, adaptation dialoguée du roman de Defoe, connaît aussi un immense succès.
Ces représentations mettent en évidence le caractère familier de la manipulation des livres et de leur lecture à haute voix par les enfants de l’élite sociale. Dans l’Ami des enfants de Berquin, les petits héros grimpent sur un gros Plutarque pour attraper un perroquet empaillé, déplacent les volumes du cabinet paternel pour jouer à colin-maillard. On fait la lecture pour distraire une fillette clouée au lit par la petite vérole, accompagner une promenade, passer une agréable soirée en famille. Même s’il agit de scènes de lecture idéales, la dimension prescriptive de ces représentations doit se combiner à une certaine crédibilité qui en fait une source précieuse pour appréhender les pratiques effectives des enfants du XVIIIe siècle. Il est par ailleurs possible que ces scènes aient contribué à façonner les pratiques des enfants, et surtout celles de leurs parents : c’est du moins le pari des auteurs des Lumières, qui font du mimétisme un puissant moteur pédagogique.
Indépendamment de cette mise en scène narrative, une partie des ouvrages pédagogiques publiés à partir des années 1760 sont bien destinés à être utilisés dans le cadre domestique. Le modèle est celui des éducations princières ou privilégiées, pour lesquels les pédagogues ont précocemment produit des abécédaires illustrés, des jeux géographiques, des petits drames à jouer ou des méthodes de chant. L’enfant est incité à lire à haute voix, à réciter par cœur, à expliciter sa pensée, à développer ses arguments, de manière à forger un habitus de la prise de parole qui lui sera utile dans ses fonctions professionnelles.
EC
[Fessard 1745] Fessard, Nouvelle méthode pour enseigner plus facilement et plus naturellement aux enfans à lire, et l’orthographe, Paris, Mesnier, 1745. [Py-Poulain Delaunay 1742] Py-Poulain Delaunay, Pierre, Méthode pour apprendre à lire françois et le latin par un sistème si aisé et si naturel, qu’on y fait plus de progrès en trois mois qu'en trois ans par la méthode ancienne et ordinaire, Paris, Mérigot, 1742. (Fairchilds 1984) Fairchilds, Cissie, Domestic Enemies: Servants and Their Masters in Old Regime France, Baltimore, Londres, Johns Hopkins University Press, 1984. (Grenby 2011) Grenby, Matthew, The Child Reader 1700-1840, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. (Retford 2006) Retford, Kate, The Art of Domestic Life: Family Portraiture in Eighteenth-Century England, New Haven, Yale University Press, 2006.Sources et références bibliographiques (cliquer ici)