Chanter la différence

Au XVIe siècle, les pratiques chantantes sont mises à l’épreuve des affrontements confessionnels. Du côté catholique comme du côté luthérien et calviniste, elles doivent nourrir et exprimer le sentiment d’appartenance à une communauté de foi. Le choix des textes, leur mise en musique et leur éventuelle traduction tracent de nouvelles lignes d’opposition entre les confessions et servent de signal de reconnaissance.

Chanter le texte

Faut-il chanter les textes et comment ? La question est complexe : avec ou sans musique, quelle que soit la langue employée, l'impératif est de préserver le sens du texte et sa clarté. En effet, les textes ont dabord vocation à transmettre le dogme, à un moment où ce dernier fait l'objet de violents affrontements confessionnels. Érasme, humaniste chrétien formé dans les écoles des Frères de la vie commune, montre son attachement à cette démarche : « Et pourtant si l’Église a accueilli en son sein une musique sobre, c’est bien que le sens des paroles exerce une influence sur les esprits auditeurs » (Margolin 1965, 52).

L’influence de la pensée érasmienne se retrouve chez Martin Luther dès les années 1520 (Guicharrousse 1995), chez Jean Calvin dès 1536 (Rotsch 1954 ; Grosse 2010), ainsi que chez Pierre Viret (Crousaz, Solfaroli-Camillocci 2014). Elle guide la réflexion musicale des réformateurs, qui sefforcent de trouver une adéquation entre le texte et la mélodie des chants des nouvelles confessions protestantes. Pierre Viret indique que : « Nous ne chantons qu’en Langue intelligible, usans d’une musique plane et fort modeste, ne baillans qu’à chacune syllabe sans note » [Viret 1554, 77]. Cette position ne fait pour autant pas l’unanimité, puisque Ulrich Zwingli exclut dans un premier temps le chant porté par l’orgue : il obtient leur vente ou leur destruction à Zurich et Berne. Puis dans les années 1574, en infléchissant la liturgie initiale, le réformateur suisse introduit le chant communautaire, dabord à Berne, puis à Zurich en 1598 (Jenny 1966 ; Aeschbacher 1992).

Pour sa part, l’Église catholique affiche sa volonté d’un retour à des chants musicaux plus simples, après une période au cours de laquelle la musique sacrée avait connu des ornementations poussées, accompagnées par le recours à une instrumentation. En 1528, le concile de Sens – à l’unisson de ceux de Salzbourg de 1490 et de Séville de 1512, et suivi par les pères conciliaires de Hildesheim et de Cologne en 1536 et 1550 – va dans cette direction (Fellerer 1953).

<em>Octanteneuf Pseaumes de David</em> (1556)

Pseaumes de David mis en français par Clément Marot et Théodore de Bèze (1556)

<em>Pseaumes de David</em> (1560)

Pseaumes de David (1560) dans la traduction de Marot et Bèze, avec une méthode facile pour les chanter.

Le choix d’un genre : psaumes, cantiques et catéchisme

Parmi tous les supports de diffusion des dogmes et de la doctrine des Églises, trois entretiennent un lien particulier avec les pratiques musicales : le catéchisme, le psautier et les cantiques.

Très tôt lors de la Réforme protestante, les réformateurs se saisissent du corpus des psaumes, comme un moyen de faire chanter par l’assemblée des fidèles un texte qui leur soit désormais compréhensible. En 1525, Martin Bucer introduit à Strasbourg le chant en allemand, monodique et fondé sur les psaumes (Clerval 1921, 143 et sq ; Bornert 1981 ; Weber 2004, 446). Jean Calvin, pour sa part, n’entend faire chanter que les psaumes. Il le précise dans son ouvrage À tous chrestiens et amateurs de la Parole de Dieu, Salut, en 1543 : « Or ce que dit sainct Augustin est vray, que nul ne peut chanter choses dignes de Dieu, sinon qu’il l’ait receu d’icelui. Par quoy nous aurons bien circui par tout pour cercher ça et là, nous ne trouverons meilleures chansons ne plus propres pour ce faire, que les Pseaumes de David : lesquels le Sainct Esprit lui a dictez et faits » (Préface). Il ne suit pas les préconisations de Martin Luther, qui s’était prononcé pour l’usage du chant communautaire en plus du répertoire du chant grégorien (Valentin 2001 ; Lyon 2004, 159).

L’héritage médiéval sur lequel s’appuient les réformateurs allemands et français est en réalité plus riche. Il se compose de « Noëls », de chanson pieuses et de cantiques en allemand, en usage dès le XIIe siècle. En ce sens, ils ne sont pas des inventeurs (Viret 2001, 159). Luther, en particulier, développe le recours aux cantiques (Veit 1989). Entre 1521 et 1562, le répertoire hymnologique allemand et français est progressivement constitué (Lyon 2004, 450). Pierre Viret y fait référence dans son action pastorale à Lausanne, où l’on chante le psautier de 45 psaumes imprimé en 1565 par Guillaume Le Franc à Genève (que lon peut écouter en ligne en suivant ce lien). En parallèle, les catholiques accroissent le nombre de cantiques, surtout à compter des années 1570-1580, notamment sous l’action des jésuites, même si quelques initiatives isolées ont vu le jour dans les années 1530 sur la base de modèles protestants (Pau 1981).

Les Rossignols spirituels (1616)

Les Rossignols spirituels (1616)

Les Rossignols spirituels (1616)

Le chant du catéchisme polarise encore plus explicitement la voix des écoliers (Filippi 2015; voir aussi la page Catéchisme). Hormis les articles de foi, les strophes composées par les Jésuites dès la fin du XVIe siècle mobilisent en effet les thématiques très clivantes du Saint-Sacrement, des auxiliaires de la puissance divine (saints, anges) et de la Vierge. Extrait des Rossignols Spirituels (1616), un cantique comme Beny sois tu Chapelet concentre à lui seul plusieurs de ces sujets. Consacré à une pratique dévotionnelle récusée par les calvinistes et les luthériens (la prière du Rosaire à l’aide du chapelet), il magnifie la figure mariale en faisant parler un saint (« Sainct Dominique apostrophant le Chapelet... »), fondateur d’un ordre régulier combattu par les tenants de la Réforme.

Si le cantique avait pour fonction de tracer des lignes de partage confessionnelles, il répondait aussi à une autre fonction d’identification, reconnue tant par les protestants que par les réformés et les catholiques : séparer le mondain du divin. En effet, le chant de textes « dévots » par les écoliers était censé repousser l’emprise supposée des chansons « libertines » (selon une terminologie couramment employée). Mise au service de la lutte contre cet ennemi immatériel commun à toutes les confessions, la voix des enfants contribuait à la redéfinition des rapports entre profane et sacré qui travaillait alors l’Europe moderne (Cabantous 2002).

XB, VC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

[Viret 1554] Viret, Pierre, Des actes des vrais successeurs de Jésus-Christ et de ses apôtres […], Genève, Jean Gerard, 1554.

(Aeschbacher 1992) Aeschbacher, Gerhard, « Zwingli und die Musik im Gottesdienst », Heiko Oberman et al. (éds.), Reformiertes Erbe : Festschrift für Gottfried W. Locher zu seinem 80. Geburtstag,  Zurich, Theologischer Verlag, 1992, vol. 1, p. 1-11 (Zwingliana, 19/1).

(Bornert 1981) Bornert, René, La Réforme Protestante du Culte à Strasbourg au XVIe siècle 1523-1598, Leiden, Brill, 1981.

(Cabantous 2002) Cabantous, Alain, Entre fêtes et clochers : profane et sacré dans l’Europe moderne, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2002.

(Clerval 1921) Clerval, A., « Strasbourg et la Réforme française (octobre 1525-décembre 1526), Revue d’histoire de l’Église de France, XXXV (1921), p. 139-160.

(Crousaz, Solfaroli-Camillocci 2014) Crousaz, Karine, et Solfaroli-Camillocci, Daniela (éds.), Pierre Viret et la diffusion de la Réforme. Pensée, action, contextes religieux, Lausanne, Éditions Antipodes, 2014.

(Fellerer 1953) Fellerer, Karl Gustav, « Church Music and The Council of Trent », The Musical Quaterly, XXXIX (1953), p. 576-594.

(Filippi 2015) Filippi, Daniele V., « A Sound Doctrine: Early Modern Jesuits and the Singing of the Catechism », Early Music History, 34 (2015), p. 1-43.

(Grosse 2010) Grosse, Christian, « L’esthétique du chant dans la piété calviniste aux premiers temps de la Réforme 1536-1545 », Revue de l’histoire des religions, numéro spécial « Beauté du rite », 2010/1, p. 13-31.

(Guicharrousse 1995) Guicharrousse, Hubert, Les musiques de Luther, Genève, Labor et Fides, 1995.

(Jenny 1966) Jenny, Markus, Zwinglis Stellung zur Musik im Gottesdienst, Zurich, Zwingli Verlag, 1966.

(Lyon 2004) Lyon, James, « Le Cantus firmus liturgique d’après le recueil de Babst (1545) – le Cantus firmus pédagogique d’après le recueil de Rhau (1544) : unité et multiplicité », Édith Weber (éd.), Itinéraires du Cantus Firmus. VII : le Cantus firmus hymnologique, lexicologique et pédagogique, Paris, Presses de l’Université de Sorbonne, 2004, p. 153-166.

(Margolin 1965) Margolin, Jean-Claude, Érasme et la musique, Paris, Vrin, 1965.

(Pau 1981) Pau, Gérald, « De l’usage de la chanson spirituelle par les jésuites au temps de la Contre-Réforme », Jean-Michel Vaccaro (éd.), La chanson à la Renaissance. Actes du colloque de Tours 1977, Tours, Van de Velde, 1981, p. 15-34.

(Rotsch 1954) Rotsch, Yvonne, « Les premiers chants de l’Église calviniste », Revue de musicologie, XXXVI (1954), p. 7-20.

(Valentin 2001) Valentin, Jean-Marie (éd.), Luther et la Réforme : du Commentaire de l’Épître aux Romains à la Messe allemande, Paris, Desjonquères, 2001.

(Veit 1989) Veit, Patrice, « Le chant, la Réforme et la Bible », Guy Bedouelle, Bernard Roussel (éds.), Le Temps des Réformes et la Bible, Paris, Beauchesne, 1989, p. 659-681.

(Viret 2001) Viret, Jacques, Le chant grégorien et la tradition grégorienne, Lausanne, L’âge de l’homme, 2001.

(Weber 2004) Weber, Édith, « Le chant au service de la Réforme », Ilana Zingner, Myriam Yardeni (éds.), Les deux réformes chrétiennes. Propagation et diffusion, Leiden, Brill, 2004, p. 443-465.