Lire pour dire sous l’Ancien Régime

<em>Le Gros A, B, C, pour instruire la Jeunesse Chrétienne</em> (1783)

Le gros A,B,C pour instruire la jeunesse chrétienne (1783)

Quelle était la valeur d’usage de l’abécédaire ?

Une fois décrit « l’appareil didactique » de l’abécédaire, toute la question est de savoir comment on le faisait fonctionner, c’est-à-dire comment on enseignait aux élèves à s’en servir pour « apprendre à lire ». La disparition rapide des ABC latins au début du XIXe siècle a effacé des mémoires les pratiques qui en faisaient l’efficacité. Instituteurs laïques, militants de l’école nouvelle, psychologues du développement ou de l’apprentissage, tous ont rejeté comme absurde ou détestable la « pédagogie » qui s’y est déployée pendant deux siècles, au point que l’analphabétisme durable du peuple a souvent été imputée à ces livrets.

Pour reconstituer la valeur d’usage des abécédaires latins, il faut garder en mémoire plusieurs données concernant la culture pratiquée, la lecture visée et la procédure utilisée.

Une culture religieuse pratique

Les novices, enfants ou adultes, n’abordaient pas la lecture pour apprendre les prières, puisqu’ils les savaient déjà par cœur. Les textes contenus dans la première partie (Pater, Ave, Credo, Grâces) sont ceux qu’ils continuaient d’entendre et réciter, dans les exercices de piété quotidienne ou hebdomadaire (la messe). L’entrée en lecture s’appuyait sur cette connaissance partagée, liée à des rituels ordinaires, inscrits dans le calendrier social des fêtes liturgiques. Le latin d’église n’avait rien à voir avec le latin des collégiens qui devaient traduire la Guerre des Gaules ou l’Enéide. Le sens des textes (entendus, récités, chantés) était référé aux circonstances dans lesquels ils étaient inscrits (des vêpres, des enterrements, les fêtes de Noël, de Pâques, etc.), plutôt qu’à leur contenu littéral.

Cette culture religieuse n’était pas seulement en latin : elle comprenait l’apprentissage du catéchisme en français (ou en breton, basque), dont les plus jeunes avaient déjà entendu le texte récité en classe par les plus grands qui étaient préparés à la communion. La lecture du catéchisme s’appuyait elle aussi sur la mémoire orale, mais ce français, compris et parlé en ville, n’était pas souvent la langue maternelle d’enfants ruraux patoisants.

La lecture visée : la voix et le chant

Quel était donc le « savoir lire » visé par les abécédaires chrétiens, qui sont des livres d’instruction chrétienne s’appuyant sur la maîtrise de l’alphabet, plutôt que des livrets d’alphabétisation aux contenus religieux ? Le jeune lecteur aura atteint le but, s’il peut dire à voix haute en suivant (des yeux et du doigt) le texte imprimé, ces prières qui sont la culture partagée de la communauté où il entre. Il les lira/dira ou récitera seul, mais surtout en chœur : d’où la nécessité d’une lecture littérale, sans paraphrase ni variantes.

Il ne s’agit donc pas de « lire pour comprendre », mais de « lire pour dire », l’imprimé servant de guide pour éviter les oublis et rectifier les prononciations approximatives ou erronées. Cette lecture concerne un corpus clos, de demandes et remerciements, d’énoncés de vérité et de profession de foi. Peu importe donc que le lecteur novice ne “comprenne” pas (ou pas encore) la lettre de ce qu’il énonce, s’il en respecte la valeur d’usage (rituelle, liturgique). Expliquer ou commenter le contenu des textes liturgiques ne relève d’ailleurs pas du maître, mais de l’autorité du curé qui en a la charge, sermon après sermon.

Cette lecture qui s’appuie sur la mémoire orale, se sert du texte imprimé comme d’un aide-mémoire. Le maître-chantre enseignait à lire les prières comme il enseignait à lire le plain-chant. En effet, qu’elle soit individuelle ou collective, la lecture syllabée, lente, prononçant toutes les lettres, est celle qui convient au plain-chant d’église en latin, auquel le maître-chantre associe ses élèves, partout où n’existe pas une maîtrise de chœur comme dans les grandes villes. Le maître utilise la même méthode pour faire épeler le texte, lettre après lettre et pour faire déchiffrer, note après note, la partition liturgique dont les élèves ont déjà entendu et mémorisé la mélodie. D’où l’habitude de faire lire en chœur, qui induit une façon de lire « psalmodiée », « chantonnante », « mélopée » que ne cesseront de stigmatiser les inspecteurs, du début à la fin du XIXe siècle.

AMC