Un « Ancien Régime » de la lecture
Selon le sens donné à l’expression « savoir lire », on peut soit affirmer qu’on n’a jamais fini d’apprendre à lire, puisqu’il y a toujours des textes dont la compréhension excède les capacités de chacun, soit dire que les enfants ont (presque) tous acquis cette compétence avant huit ans. Dans ce deuxième sens, la lecture est réduite aux premiers apprentissages longtemps appelés « les rudiments », mais elle est plus ou moins facile à maîtriser selon la langue visée. Les langues écrites en caractères latins ont des systèmes de codages plus ou moins réguliers (le finlandais ou l’espagnol sont plus réguliers que l’anglais) et des orthographes plus ou moins complexes. Dans chaque pays, la durée variable prévue pour mener à bien cet apprentissage reflète en partie ces difficultés linguistiques. Les premières histoires de l’enseignement de la lecture ont ainsi décrit comment les procédés « traditionnels », empiriques, routiniers, contraignants, avaient peu à peu laissé place à une pédagogie plus efficace car mieux informée des processus d’apprentissage et des réalités linguistiques (Guillaume 1911, Banton Smith 1965, Mathews 1966, Wagner, Venezky, Street 1999).
Cependant, on peut aussi considérer que les modalités d’alphabétisation ont directement à voir avec les conceptions que chaque époque se fait des usages de l’écrit (Cavallo, Chartier 1997), c’est-à-dire avec les pratiques sociales de lecture et les représentations légitimes de la culture écrite (donc du « savoir lire » pris dans le premier sens). Dans ce cas, on ne peut les comparer entre elles à travers l’histoire sans tenir compte du fait que des techniques variées de déchiffrage et de construction du sens n’ont pas toujours visé la même compétence. L’histoire de l’enseignement de la lecture doit donc chercher à comprendre pourquoi des habitudes séculaires qui paraissent un obstacle plutôt qu’une aide à l’apprentissage (épeler chaque syllabe avant de lire un mot, apprendre à lire sur des textes en latin), ont pu être jugées valides par des générations de maîtres, avant d’être décriées et abandonnées. C’est le point de vue que nous avons adopté (Chartier 2007).
Entre XVIe et XIXe siècles, les modalités médiévales de transmission ont subi l’impact de la Réforme et des mutations culturelles qui ont bouleversé les conceptions et les usages de la lecture (Eisenstein 1979, 1983). Du fait des innovations technologiques, des presses à bras (1454) aux rotatives à vapeur (1814), les imprimés ont pu croitre de façon exponentielle. A partir des années 1850, le papier de cellulose, qui divise le prix des cahiers par dix, permet l’apprentissage simultané de la lecture et de l’écriture. Les plumes d’oie sont remplacées par des plumes métalliques maniables par des débutants, l’épellation pour apprendre à lire commence à être abandonnée, la durée de l’alphabétisation est réduite à un an (en France, le cours préparatoire), tandis que commencent les débats toujours actuels sur les méthodes de lecture (syllabiques, phoniques, globales). Le curriculum primaire se met en place dans des écoles devenues obligatoires, gérées par les pouvoirs publics et non plus par l’Église. Dans l’Europe occidentale et les nations d’Amérique, c’en est alors fini de ce que nous appelons « l’ancien régime d’alphabétisation ».
AMC
(Banton Smith 1965) Banton Smith, Nila, American Reading Instruction, Newark, International Reading Association, 1965, 1974 [1934]. (Cavallo, Chartier 1997) Cavallo, Gugliemo, et Chartier, Roger (éds.), Histoire de la lecture dans le monde occidental, Paris, Seuil, 1997. (Chartier 2015) Chartier, Anne-Marie, L’école et la lecture obligatoire, Paris, Retz, 2015 [2007]. (Eisenstein 1979) Eisenstein, Elizabeth L., The Printing Press as an Agent of Change: Communications and Cultural Transformations in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1979 (traduction fr. La révolution de l’imprimé dans l’Europe des temps modernes, La Découverte, 1991). (Eisenstein 1983) Eisenstein, Elizabeth L., The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983. (Guillaume 1911) Guillaume, James, « Lecture », Ferdinand Buisson (éd.), Dictionnaire de Pédagogie et d’Education, Paris, Hachette, 1911 (1ère éd. 1887) [disponible en ligne : http://www.inrp.fr/edition-electronique/lodel/dictionnaire-ferdinand-buisson/]. (Mathews 1966) Mathews, Mitford, Teaching to Read, Historically Considered, Chicago, University of Chicago Press, 1966. (Wagner, Venezky, Street 1999) Wagner, Daniel A., Venezky, Richard L. et Street, Brian V. (éds.), Literacy: An International Handbook, Boulder, CO, Westview Press, 1999.Références bibliographiques (cliquer ici)