Représenter la doctrine
Dans les sociétés de l’époque moderne, où la religion investit tous les espaces de la vie en commun, une activité comme la catéchèse revêt, bien plus que dans le monde occidental d’aujourd’hui, une dimension publique. L’historien Federico Palomo a souligné l’importance de la « “publication” de la célébration des exercices doctrinaux » et de la « fonction de propagande et de glorification de la doctrine elle-même » que remplissent les actes publics comme les processions, les disputes et les représentations qui accompagnent la catéchèse (Palomo 2005).
La voix des enfants qui entonnent des textes liés à la doctrine, résonne donc, non seulement dans les églises, les oratoires et les écoles, mais aussi par les rues et sur les places, aux alentours des hôpitaux et des prisons, et dans les villages proches des grandes villes (Framiñán de Miguel 2006). Ces diverses manifestations publiques – processions de convocation ou conclusives, disputes plus ou moins solennelles, représentations ou autres « actes doctrinaux » – remplissent différentes fonctions. Dans les expositions dialoguées et les disputes (comme sur l’image ci-contre), elles permettent de vérifier l’acquisition de la doctrine par les élèves et fournissent des modèles à suivre, en provoquant l’émulation, y compris par le biais de la compétition et des prix. Elles sont aussi des invitations à participer, des supports de la diffusion des contenus doctrinaux et des incitations pour la communauté adulte à se mobiliser.
Il n’est pas toujours facile, ni utile de tracer des limites entre les différents « genres ». Des ordres comme les Jésuites mettent délibérément en œuvre des stratégies multimédias, dans lesquelles les dialogues et les disputes débouchent sur la représentation d’« actionnettes » (comme les appelait le catéchiste jésuite P. Guillaume Marc) ; les processions comprennent des tableaux vivants, et les textes des chants appellent des expériences visuelles.
Le bienheureux jésuite Julien Maunoir (1606-1683), envoyé en mission en Bretagne, écrit à propos des processions avec cantiques et tableaux vivants :
Quand, au début d’une mission, on annonce aux paroissiens qu’on choisira parmi eux des adultes pour jouer les apôtres, des enfants pour les anges, des jeunes filles ou des femmes pour les martyres, à la seule condition qu’ils apprennent à chanter les hymnes spirituels, on les voit, les jours suivants, se presser à l’église, dès l’aube, et y passer la plus grande partie de la journée ... En restant si longtemps à l’église, ils suivent nos homélies, nos catéchèses et nos autres exercices. … Stimulés par la soif d’apprendre de leurs aînés, des enfants de quatre ou cinq ans les accompagnent. Ils apprennent eux aussi à servir Dieu et chantent ses louanges tout en babillant. Des enfants ainsi formés sont une semence féconde en vertus. [Maunoir 1997, 81]
Le recueil de cantiques Les Rossignols spirituels, publiée par Guillaume Marc en 1616, est un très bon exemple de cette diversité d’instruments et de matériaux mis au service de la catéchèse (on verra aussi, dans ce site, la page Chanter le catéchisme). Le dossier iconographique présenté ci-dessous est celui d’une chanson qui raconte à la première personne l’expérience mystique du bienheureux Stanislas Kostka, jeune jésuite mort en 1568, pendant son noviciat, et proposé aux jeunes garçons comme un modèle de piété.
On peut rapprocher cette chanson, avec sa simple allure ternaire et sa belle mélodie facile à retenir, de la gravure réalisée à Rome sur un dessin de Pomarance en 1619 et dédiée au général de la Compagnie de Jésus, Muzio Vitelleschi. La comparaison est éloquente. Toutes les deux représentent le moment précis où Stanislas, malade, reçoit la visite de la Vierge, qui dépose l’Enfant Jésus dans ses bras. De tels instruments multimédias, idéalement employés ensemble, visent à faciliter la compositio loci, la « scène visuelle » qu’Ignace de Loyola recommande de se représenter au début de la méditation, et ainsi l’intériorisation des contenus doctrinaux ou, dans ce cas, spirituels.
Ce que l’on appelait les « disputes générales » revêtait une dimension nettement spectaculaire. Cet exemple tiré des Ordini con li quali deuono essere regolate le scole della santissima Dottrina Christiana (Venise: F. Busetto, 1686) résume bien les usages qui étaient faits de la vox puerorum dans ce genre de contexte.
Trois garçons (lettre C) récitent le préambule, dans des habits de scène précisés par le texte ; deux garçons (lettre T) « vêtus en anges et portant deux coupes chargées de fleurs » chantent ensuite des vers « adaptés à la situation » en répandant des fleurs autour d’eux ; quatre autres (E) récitent « un dialogue sur la vanité du monde ou sur la laideur du péché, ou sur le paradis » ; un petit enfant prononce un sermon au pupitre (G). Les enfants qui ont accompli tout le cursus du catéchisme interrogent ceux qui sont moins avancés et leurs demandes alternent avec « quelque motet en musique » (voir le musicien à l’orgue, L) ; l’ensemble se conclut, après la distribution des prix, avec le chant alterné de la lauda Lodiamo tutti Iddio/col cuore humil e pio.
DVF
[Maunoir 1997] Miracles et sabbats: Journal du Père Maunoir: Missions en Bretagne, 1631-1650, trad. par Anne-Sophie Cras et Jérôme Cras, Paris, Les Editions de Paris, 1997. (Framiñán de Miguel 2006) Framiñán de Miguel, María Jesús, « La “Doctrina cristiana” de Gregorio de Pesquera (Valladolid, 1554): esbozo de análisis y contextualización histórico-literaria », Criticón, 96 (2006), p. 5-46. (Palomo 2005) Palomo, Federico, « La doctrine mise en scène: Catéchèse et missions intérieures dans la Péninsule Ibérique à l’époque modèrne », Archivum historicum Societatis Iesu, LXXIV/147 (2005), p. 23-55.Sources et références bibliographiques (cliquer ici)