Chanter en plusieurs langues

Le processus confessionnel qui aboutit au XVIe siècle à l’éclatement de la Chrétienté occidentale touche à tous les domaines de la vie quotidienne, y compris à celui de la langue (Zeeden 1985 ; Schilling 1995). Cette question linguistique participe à la fabrique des identités religieuses. Du côté réformé, on s’interroge sur le véhicule le plus pertinent pour s’adresser aux fidèles et leur faire connaître les nouvelles confessions protestantes. Du côté catholique, les autorités n’excluent pas d'éventuelles réformes en la matière. Cette question linguistique revêt une signification particulière lorsqu’elle est appliquée à la voix des enfants. Dans les écoles paroissiales catholiques, la pratique coutumière du plain-chant et de la psalmodie maintient la prééminence de la lecture latine, tandis que les langues vernaculaires occupent une place exclusive dans le culte des réformés, ou privilégiée dans celui des luthériens.

La volonté manifestée par l’Église catholique d’unifier les textes de la Chrétienté en latin se mesure dès les années 1560. Une première commission de cardinaux est chargée en 1564-1565 de penser la réorganisation de la musique liturgique de Rome, et surtout de la chapelle pontificale. Deux publications importantes surviennent quelques années plus tard : en 1568, le Bréviaire romain et en 1570 le Missel romain. Mais l’adaptation du chant grégorien à l’esprit de l’humanisme n’est perceptible qu’en 1614-1615 dans l’édition médicéenne du Graduel : les autorités admettent dès lors un plain-chant mesuré et en latin dans les églises. Toutefois l’Église accorde le recours aux langues vernaculaires dans le diocèse de Prague en 1610, comme ce fut le cas en Silésie en 1592, et à Augsbourg en 1610, tenant ainsi compte de contextes historiques spécifiques.

Psaumes de David viratz en rhythme gascon (1565)

Psaumes de David viratz en rhythme gascon (1565), dans la traduction de Pey de Garros

Louer Dieu dans sa langue

Traduire est une action essentielle durant ces affrontements religieux. Traduire les chants c’est, avant tout, traduire les textes anciens, les réflexions philologiques débouchant sur des débats théologiques. Certains textes se trouvent ainsi mis en lumière et leur place dans les pratiques cultuelles varie. Ainsi les psaumes, leur lecture et leur méditation se substituent-ils à la confession, rejetée par Calvin. Et les premières traductions de ces prières de l’Ancien Testament s’effacent au profit de l’apparition d’une littérature de paraphrase aux accents poétiques recherchés, mais qui s’éloigne du texte originel : les Méditations, dont celles de Théodore de Bèze, Genevois, et de Jean de Sponde, Béarnais (Soulié 1984, 296).

L’influence de ces deux réformateurs se lit dans la diffusion du calvinisme en Béarn, suivant la volonté de la souveraine Jeanne d’Albret (1528-1572). Elle décide de lier conversion de ses terres françaises à la confession genevoise d'une part, et diffusion des actes politiques dans la langue de ses sujets d'autre part. Dès 1564, elle précise ce dernier point dans le Styl de la Justicy : « Feràn los dits advocats lors requisitions et pleiteyats en lengadge vulgar et deu present pays, tant de palaure que per escriut. » [Les avocats feront leurs réquisitions et plaidoyers dans la langue vulgaire de ce pays, tant dans leurs discours que dans leurs écrits] (Darrigrand 1984, 157).

La question de la traduction des textes, non en français mais en béarnais, se pose avec acuité dès la conversion de Jeanne d'Albret en 1560, et plus encore après la publication des ordonnances ecclésiastiques de 1566 puis de 1571 qui voient l’instauration d’un calvinisme exclusif (Castagnet 2008, 231). Dès 1563, de nombreux ministres protestants formés à Genève, dont Jean-Raymond Merlin, mènent une action pastorale en Béarn à la demande de la souveraine (Cadier 1941 ; Pic 1982 ; Pic 1984).

Los psalmes de David (1583)

Los psalmes de David (1583) dans la traduction béarnaise d’Arnaud de Salette

Los psalmes de David (1583)

Après avoir demandé à Claude Regin, évêque d’Oloron, une traduction en béarnais des Évangiles et des Épîtres (Pic 1982, 38), Jeanne d’Albret s’adresse à Arnaud de Salette, dont elle connaît le père : premier président de la Chambre des comptes, ce dernier achève sa carrière comme président du Conseil Souverain de la Principauté de Béarn (Le Béarn 1983, 80). Arnaud, lui, après une formation juridique, choisit d’entrer dans le ministère pastoral. Lors des guerres de religion en Béarn, en 1569, il trouve refuge à Navarrenx ; devient en 1572-1573 pasteur du colloque de Sauveterre, puis pasteur de Lembeye en 1574-1578, secrétaire puis surveillant du colloque du Vic-Bilh, avant d’être désigné en 1578 comme aumônier de Madame — Catherine de Bourbon, régente — et surveillant du colloque de Pau (Le Béarn, 85). La souveraine lui confie dès 1568 la traduction en béarnais des psaumes et du catéchisme. Arnaud Salette suit la mélodie du psautier genevois de 1562 fixée par Louis Bourgeois puis Claude Goudimel en 1565 (Kalinine-Bourthoule 1984). Théodore de Bèze (1519-1605) avait achevé la traduction entreprise par Clément Marot (1496-1544).

Salette peut se référer à la première adaptation du psautier en béarnais, imprimée en 1565, que l’on voit ci-dessus. C’est celle de Pey de Garros (v. 1525-v. 1585), qui ne comportait que 58 psaumes sur 150 (Berry 1965 ; Berry 1998 ; Salaün 2004, 402). Avant lui, Thomas Champion (1530-1580), compositeur converti au protestantisme, présent à la cour d’Antoine de Bourbon en Béarn, en 1557, avait fait une composition sur les mélodies du psautier de Genève de 1554 : Premier Livre contenant soixante pseaumes de David, mis en Musique par Thomas Champion, dit Mithou, Organiste de la Chambre du Roy, Paris, François Trepeau, 1561 (Weeda 2009, 141).

En 1571, sa mission de traduction est achevée car le synode de Pau nomme une commission pour « visiter les pseaumes traduitz en bernois par le frère Salette » et « adviser s’ils doyvent estre imprimez » [Actes du synode]. Le psautier ne paraît qu’en 1583, soit 12 ans plus tard chez Rabier, imprimeur officiel de l’Académie et du collège protestant à Orthez (Pic 1984, 94 ; Darrigrand 2010).

La fonction pédagogique du catéchisme de Salette, comme son implication dans la traduction des psaumes, se lit dans l’épître dédicatoire du premier texte : « lo principan de mon intentioô es d’aydaà los grosseés de noste natioô A conexe & laudaa la maiestat Divina » [le fond de mon intention est d’aider les gens sans culture de notre pays, à connaître et louer la Majesté Divine], selon un principe : « Lauda Diu, pople, en tou lengoadge » [Loue Dieu, peuple, dans ta langue, sous-entendu la langue maternelle].

VC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

[Actes du synode] Actes du synode, année 1571, article 70, ms 433, Bibliothèque d’étude du protestantisme français, Paris.

[Viret 1544] Viret, Pierre, Des actes des vrais successeurs de Jésus-Christ et de ses apôtres […], Genève, Jean Gerard, 1554.

(Aeschbacher  1992) Aeschbacher, Gerhard, « Zwingli und die Musik im Gottesdienst », Heiko Oberman et al. (éds.) Reformiertes Erbe : Festschrift für Gottfried W. Locher zu seinem 80. Geburtstag,  Zurich, Theologischer Verlag, 1992, vol. 1, p. 1-11 (Zwingliana, 19/1).

(Berry 1965) Berry, André, Les Psaumes de Pey de Garros, Auch, Bouquet, 1965.

(Berry 1998) Berry, AndréL’œuvre de Pey de Garros : poète gascon du XVIe siècle, Talence, Presses Universitaires de Bordeaux, 1998.

(Bornert 1981) Bornert, René, La Réforme Protestante du Culte à Strasbourg au XVIe siècle 1523-1598, Leiden, Brill, 1981.

(Cadier 1941) Cadier, Gustave, « Documents concernant la biographie de Jehan-Reymond Marlin (sic), réformateur de l’Église de Béarn », Bulletin de la Société Sciences Lettres et Arts de Pau et du Béarn, 3e série, tome 4, 1941, p. 149-158.

(Castagnet 2008) Castagnet, Véronique, « Ordonnances ecclésiastiques et confessionnalisation : le Béarn de Jeanne d’Albret et d’Henri de Navarre », Véronique Castagnet, Olivier Christin, Naïma Ghermani (éds.), Les affrontements religieux en Europe XVIe-XVIIe siècles, Villeneuve d’Ascq, Éditions du Septentrion, 2008, p. 231-243.

(Clerval 1921) A. Clerval, « Strasbourg et la Réforme française (octobre 1525-décembre 1526), Revue d’histoire de l’Église de France, XXXV (1921), p. 139-160.

(Crousaz, Solfaroli-Camillocci  2014) Crousaz, Karine, Solfaroli-Camillocci, Daniela (éds.), Pierre Viret et la diffusion de la Réforme. Pensée, action, contextes religieux, Lausanne, Éditions Antipodes, 2014.

(Darrigrand 1984) Darrigrand, Robert, « Version béarnaise du catéchisme de Calvin par Arnaud de Salette », Henri de Navarre et le royaume de France 1572-1589, Pau, Société des Sciences Lettres et Arts et Académie de Béarn, 1984, p. 149-170.  

(Fellerer 1953) Fellerer, Karl Gustav, « Church Music and The Council of Trent », The Musical Quaterly, XXXIX (1953), p. 576-594.

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(Jenny 1966) Jenny, Markus, Zwinglis Stellung zur Musik im Gottesdienst, Zurich, Zwingli Verlag, 1966.

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(Le Béarn 1983) Le Béarn sous Jeanne d’Albret 1583-1983. Quatrième centenaire de la publication des Psaumes en béarnais par Arnaud de Salette. Catalogue de l’exposition, Pau, Per Noste et Bibliothèque municipale de Pau, 1983 ?.

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(Zeeden 1985) Zeeden, Ernst Walter, Konfessionsbildung. Studien zur Reformation, Gegenreformation und katholischen Reform, Stuttgart, Klett-Cotta, 1985.