Marché et circulation des livres scolaires

<em>Le Gros A, B, C, pour instruire la Jeunesse Chrétienne</em> (1783)

Le Gros ABC pour instruire la Jeunesse Chrétienne (1783)

Comment les supports de la lecture et du chant sont-ils produits, circulent-ils sur le territoire et parviennent-ils entre les mains des enfants, de leurs parents et de leurs maîtres ?

Le livre destiné aux petites écoles est un des produits les plus communs de la librairie d’Ancien Régime. Les ABC et les petits livres de piété, heures et psautiers, constituent le « pain quotidien » des imprimeurs provinciaux, même des moins bien équipés, même de ceux qui n’ont plus qu’un pied dans le métier. Les démarches à effectuer auprès de l’administration sont minimales, une presse, quelques fontes suffisent à les produire. Bien souvent, les imprimeurs se contentent d’aménager des produits existants en les adaptant à l’usage scolaire : la mention « à l’usage des écoles » sur la page de titre, un alphabet en tête de volume, quelques prières « à réciter avant d’entrer dans l’école », suffisent à désigner un public enfantin ou scolaire.

Catalogue du libraire Oudot (c1720)

Catalogue du libraire Oudot (v. 1720)

Produit de proximité, le livre d’école est aussi une des composantes de la puissante économie du livre de colportage. Sortis par milliers des presses de Troyes, de Limoges, de Rouen ou de Caen, les alphabets et les psautiers scolaires sont vendus en gros avec les almanachs, les recueils de recettes et les contes de fées. Au XVIIIe siècle, la veuve Oudot est le principal débouché de la production des imprimeurs Oudot de Troyes ; c’est l’une des premières à avoir publié un catalogue particulier pour ces livres scolaires, vers 1720. On y trouve des psautiers et des heures plus ou moins adaptés à l’usage des écoles, des civilités et des alphabets de diverses sortes, ainsi qu’une édition du traité de l’École paroissiale de Jacques de Batencour.

Catalogue du libraire Collignon (XVIIIe siècle)

Catalogue du libraire Collignon (XVIIIe siècle)

Les feuilles et les livres utilisés dans les classes constituent donc un produit facilement accessible, matériellement et financièrement. Dans l’Est du royaume, les gros imprimeurs champenois ou lorrains vendent une partie de leur production aux libraires des villes moyennes, qui font eux-mêmes fonction de grossistes auprès des colporteurs et des merciers des villages. À Langres, Pierre Héron reçoit des livraisons massives et renouvelées de livres de piété et d’alphabets, qu’il se préoccupe toujours de recevoir à temps pour la foire de Saint-Mammès. Sur le catalogue que lui envoie l’imprimeur messin Joseph Collignon, Héron note d’un trait les titres dont il veut faire l’acquisition : il retient un catéchisme, une civilité, deux types de psautiers, deux livrets de dévotion et trois ABC, français et latin. Il laisse en revanche de côté les Cantiques spirituels à l’usage des écoles chrétiennes, soit qu’il en ait encore dans ses magasins, soit qu’il n’estime pas pouvoir les vendre [BM Lyon 6223] (Marsol 1978).

Les colporteurs sillonnent ensuite les campagnes, fournissant les parents et les maîtres d’école : Ponce Millet, qui colporte des petits effets de mercerie et des livres dans les Ardennes dans la première moitié du XVIIIe siècle, vend à Doux, maître d’école, des Règles de l’ortographe et des exemples d’écriture sur parchemin (Marby 1999).

Les merceries des villages constituent aussi des lieux essentiels de la diffusion des effets scolaires. En Lorraine, un village sur quatre avait une mercerie au XVIIIe siècle, et l’on pouvait peut-être se procurer des livres dans un village sur dix (Villain 2015). Des livres, c’est-à-dire quelques alphabets, catéchismes, psautiers et Noëls, vendus à quelques exemplaires. Autant que ce que vendent les merciers, c’est la manière dont ils le vendent qui importe : aligné avec les couteaux et les tissus, le livre n’est pas un objet intimidant. Plus qu’un livre, c’est du livre que l’on achète.

Étudier la production et la circulation des livrets devrait ainsi permettre de mieux mesurer la réception et l’assimilation de propositions pédagogiques célèbres. L’édition de 1669 de l’Instruction méthodique pour l’école paroissiale, dressée en faveur des petites écoles par le prêtre Jacques de Batencour, pour les écoles de la paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonnet, comprend un fascicule d’instructions familières destinées aux enfants, sur l’orthographe, l’arithmétique, le catéchisme, la civilité et le plain-chant : six pages où sont expliquées, en termes très simples, les deux clés du plain-chant, les notes, les intervalles, les exercices à pratiquer avant de se frotter à « quelque livre de plain chant ». L’ouvrage a été réédité à de très nombreuses reprises jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. On pourrait tenir un des instruments de cette acculturation au plain-chant, sauf qu’il semble que les éditions du XVIIIe siècle aient évacué cette partie.

EC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

[BM Lyon, ms. 6223] BM Lyon, ms. 6223, Pierre Héron, Livre de comte de mes marchands (tenu entre 1756 et 1776).

[BnF, ms. fr. 22 071] BnF, ms. fr. 22 071, pièce 205, f° 518, « Arrêt contradictoire… », 16 juillet 1703.

(Marby 1999) Parcours singulier d’un homme ordinaire. Le livre de raison de Ponce Millet, natif de Doux en Champagne, domestique et colporteur (1673-1725), présenté par Jean-Pierre Marby, préface de Gérard Gayot, Charleville-Mézières, Société d'études ardennaises, 1999 (Cahier d’Etudes Ardennaises, 18).

(Marsol 1978) Marsol, Michèle, « Un oublié : Pierre Héron “marchand libraire” à Langres en Bassigny, 1756-1776 », Bulletin de la section d’histoire moderne et contemporaine du Comité des travaux historiques et scientifiques, 11 (1978), p. 33-74.

(Villain 2015) Julien Villain, Appareil commercial et diffusion des biens de consommation au XVIIIe siècle. Aires et structures du commerce des commodités en Lorraine centrale et méridionale, années 1690-1791, thèse Université Paris 1, 2015.