La Révolution
La Révolution française voulut forger par l’école un « homme nouveau », le citoyen, susceptible de se substituer au sujet de jadis (Julia 1981 ; Ozouf 1989 ; Baczko 2000). Mais quels outils et quelles méthodes utiliser pour préparer les enfants à devenir des hommes libres et égaux en droits ? Si la République entend arracher l’enseignement des mains de l’Église pour le confier à l’État, et si elle entend proscrire l’enseignement de la religion de la salle de classe, les législateurs ne parviennent cependant pas à s’émanciper complètement des pratiques scolaires promues par la réforme catholique depuis le XVIIe siècle. Car force leur est en effet d’admettre, fut-ce pour le déplorer, que les pratiques chrétiennes anciennes ont été d’une redoutable efficacité. Ils imaginent donc de faire pour la République, ce que, selon leurs mots, l’Église fit jadis pour « l’erreur et l’esclavage » [Rabaut Saint-Étienne 1792].
C’est dans ce cadre que les législateurs révolutionnaires s’intéressent à la pratique du chant scolaire, à partir de l’automne 1792. Par sa forte empreinte religieuse, le vocabulaire utilisé pour qualifier les chants que devront désormais entonner les élèves en dit long sur la volonté des révolutionnaires de transférer à la République les usages chrétiens de jadis. À cela près, bien sûr, que ces chansons d’école ne pourront plus avoir le même contenu que celles d’autrefois. Le député Lequinio écrit ainsi, le 2 juillet 1793, à l’article 78 du plan d’éducation qu’il propose à l’Assemblée nationale, qu’il conviendra d’élaborer, promptement, un « recueil de cantiques civiques ou hymnes patriotiques, bien fait, et qui puissent en même temps inspirer le bon goût de la poésie et graver dans l’esprit et dans le cœur les vrais principes du civisme et de la fraternité ».
L’usage du chant révolutionnaire dans les écoles de la Première République est un modèle qui circule dans l’ensemble du pays. Lorsqu’un club jacobin de province comme celui de La Châtre (Indre) rédige et adopte un règlement pour les écoles de la ville, le 25 nivôse an II (14 janvier 1794), la pratique du chant scolaire apparaît dès son article 2. Celui-ci nous informe tant sur les chants en usage à l’échelle locale (La Marseillaise occupe alors une place fondamentale, et en particulier sa dernière strophe « Nous entrerons dans la carrière », dédiée aux jeunes générations), que sur la place qu’on imagine lui consacrer dans les écoles de la Révolution. À l’image du chant des cantiques dans les écoles de charité chrétiennes des XVIIe et XVIIIe siècles, le chant scolaire révolutionnaire devra fixer les limites de la journée d’école. À La Châtre comme en d’autres lieux, on imagine en effet que « l’ouverture de chaque classe se fera par le chant de la strophe chérie de l’himne [sic] des Marseillais, & la clôture par cette autre strophe de la même ode : “Nous entrerons dans la carrière” ».
À peu de choses près, on sait que c’est ce genre de pratiques que mirent en œuvre les institutrices et les instituteurs les plus favorables à la République. C’est en tous cas ce que suggère le « plan de règlement des écoles républicaines » rédigé en l’an II par le citoyen Chemelat, instituteur à Paris, un plan qu’il souhaiterait voir appliquer à l’identique dans toutes les écoles de la patrie, afin de faire respecter la « sainte égalité, base indestructible de notre République ». Dans cette quête d’uniformité des pratiques pédagogiques révolutionnaires, il écrit : « le matin et le soir, l’Ecole s’ouvrira par une prière républicaine, que l’Instituteur ou l’Institutrice fera réciter par un des Eleves ; elle se fermera par le Chant d’une hymne patriotique ».
Les chants appris par les enfants à l’école de la Révolution ont cependant aussi vocation à sortir des murs de la classe pour être entonnés lors des fêtes publiques et, là, à faire œuvre de pédagogie civique auprès du plus grand nombre. À Rouen, l’instituteur jacobin Germain Lenormand compose lui-même des paroles de chants, qu’il fait ensuite reprendre par ses élèves lors des fêtes célébrées dans la ville. Au début de l’été 1794, il fait publier un recueil de Chants d’allégresse, hymnes et couplets patriotiques destinés pour célébrer les Décades, les Cérémonies publiques et le triomphe des Français. Les paroles des quinze hymnes qu’il a personnellement rédigées parmi les soixante-quatre que comporte ce recueil exaltent toutes les valeurs qui fondent le nouveau régime républicain, à commencer par la liberté, l’égalité et, en ces temps troublés de guerre civile, la fraternité ainsi que ses corollaires de paix intérieure et d’unité du corps social. Ce dernier point paraît essentiel à l’instituteur rouennais : si neuf chants sur les quinze qu’il a composés exaltent la geste guerrière des républicaines français, à aucun moment les soldats intrépides de la République qui peuplent ses chansons n’affrontent d’autres Français (pas mêmes Chouans et Vendéens). Enfin, soulignons que Lenormand mobilise des timbres populaires déjà existants et connus du grand public, les uns révolutionnaires (La Carmagnole), les autres antérieurs à 1789 (par exemple l’air Ô ma tendre Musette), une technique qui permet d’enraciner le texte dans une culture populaire préexistante afin d’en accroître l’efficacité et de le populariser plus rapidement auprès de ses auditeurs (Quéniart 1999 ; Kaci 2010).
Que le chant scolaire révolutionnaire n’ait pas eu vocation à diviser mais, tout au contraire, à dire l’union des Français tant désirée (en vain) par les révolutionnaires, c’est bien ce qui se dégage de l’autre grand thème abordé par les chansons écolières, après le genre guerrier : celui qui a trait à la spiritualité et à la religion. Ce genre est surtout identifié au printemps 1794, lorsqu’est célébré, à l’initiative de Robespierre, le culte de l’Être suprême. Les airs attaquant violemment le catholicisme sont alors rares. Le chant que compose à cette occasion l’instituteur de la petite commune de Fontenay (Aisne) est dans le ton d’une cérémonie d’abord voulue par Robespierre comme un moyen de rassembler tous les citoyens autour d’une religion civile des droits et des devoirs de l’homme (Vovelle 1988). Son propos ambigu, qui clame la volonté « d’abjurer les abus », permet à l’instituteur Royer de ne stigmatiser clairement ni les fidèles du culte traditionnel, ni les menées déchristianisatrices des militants sans-culotte. Nul n’est donc exclu de ce chant, qui laisse sa place au repentir des erreurs et des excès, anciens ou récents. En revanche, il s’efforce de souligner ce qui, aux yeux des révolutionnaires, constitue le point fondamental d’unité du genre humain : l’égalité originelle de tous les hommes.
Dans les fêtes publiques, les hymnes entonnés par les écoliers participent d’une pédagogie sociale plus large voulue par les révolutionnaires. Le chant des enfants, en ce qu’il montre de futurs citoyens communiant déjà à l’unisson dans les valeurs du nouvel ordre des choses, est aussi un spectacle montrant la voie du bonheur commun qu’ont pris ou que doivent prendre les adultes-spectateurs, témoins de l’exemplarité révolutionnaire des écoliers. La symbolique de la fête civique organisée le 10 germinal an II (30 mars 1794) à Rebais (Seine-et-Marne) est éloquente à cet égard. Ce jour-là, les élèves du village célèbrent dans leur école une cérémonie à laquelle tout le village et ce qu’il compte d’autorités révolutionnaires est convié. Partis de leur salle de classe pour se rendre dans leur cour de récréation (où ils planteront un arbre de la liberté), ce sont les élèves qui ouvrent physiquement le cortège communal, à l’aller comme au retour, en entonnant des « hymnes patriotiques ».
Au printemps 1798, face à la résistance d’une partie du monde rural à l’égard des principes révolutionnaires, un instituteur parisien, François-Nicolas Parent, autrefois curé de campagne, désormais déprêtrisé, marié et devenu père de deux enfants, entreprend de transposer en plain chant des hymnes patriotiques. Ce serait là, selon lui, la manière la plus efficace de gagner aux idées nouvelles les masses paysannes, tant celles-ci demeureraient bercées par les croyances et les pratiques chrétiennes : « il n’y a pas de moyen plus sûr d’apprendre aux habitants des campagnes les hymnes patriotiques, que de les leur présenter avec un chant qui leur familier», écrit-il. Tout l’enjeu serait de substituer « au lutrin de la superstition, le lutrin du patriotisme et de la raison ». Il obtient, pour cette entreprise originale, le soutien du Directoire et travaille dès lors à l’édition d’un ouvrage de 96 chants civiques. Il entreprend parallèlement de les faire apprendre aux enfants de son école parisienne. La pratique, toutefois, ne semble pas avoir l’heur de plaire aux parents de ses élèves : dès l’été 1798, l’instituteur se plaint en effet que sa classe se vide de ses écoliers.
CS
[Rabaut Saint-Étienne 1792] Rabaut Saint-Étienne, Jean-Paul, Projet d'éducation nationale, par J.P. Rabaut, député du département de l'Aube. Du 21 décembre 1792, l'an premier de la République. Imprmé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie Nationale, 1792. (Baczko 2000) Baczko, Bronislaw, Une éducation pour la démocratie. Textes et projets de l’époque révolutionnaire, Genève, Droz, 2000. (Julia 1981) Julia, Dominique, La Révolution : les trois couleurs du tableau noir, Paris, Belin, 1981. (Kaci 2010) Kaci, Maxime, « Chanter la politique : partitions nationales et modulations septentrionales (1789-1799) », Annales Historiques de la Révolution française, CCCLXII (2010), p. 79-99. (Ozouf 1989) Ozouf, Mona, L’homme régénéré. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989. (Quéniart 1999) Quéniart, Jean (éd.), Le chant, acteur de l’histoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999.Sources et références bibliographiques (cliquer ici)