Rétif de La Bretonne et son abécédaire

<em>Monsieur Nicolas</em> (Rétif de La Bretonne)
Nicolas-Edme Rétif de La Bretonne, Monsieur Nicolas, ou Le coeur-humain dévoilé (1794)

Rétif est né en 1734, la scène se passe donc vers 1740, alors qu’il a six ou sept ans.  

J’allais à l’école avec ma sœur Margot sous Maître Jacques Bérault, dont les cheveux étaient rouges et frisés. Cet homme travaillait à fendre l’osier ou préparer des échalas en faisant lire les plus jeunes enfants dont il savait par coeur le syllabaire latin. Il les reprenait, lorsqu’ils épelaient mal, sans regarder sur leur livret. J’en étais au Pater que je syllabais, suivant l’ancien usage en faisant précéder la plupart des consonnes par une voyelle qui les dénature. J’épelais noster et je disais enneoessetèerre : je pleurai, croyant qu’il voulait se moquer de moi, en voulant me faire prononcer noster. Ceci commença d’indisposer maître Jacques. Mon pouce avait mangé deux jambages de lettres dans le mot tu-um, de sorte qu’il ne restait plus qu’un jambage du second u et deux jambages du m : un peu de noir du jambage mangé de l’U formait un pont à l’autre et peignait parfaitement les deux mots tu in ; ce fut ainsi que j’épelai vingt fois de suite. Le maître me reprenait, ma sœur et tous mes camarades me soufflaient tu um, mais je voyais matériellement tu in et j’aurais cru mentir que de dire autrement… Voici la faute du maître : il s’impatienta, me donna le fouet, sans avoir regardé sur mon livre ; puis il y regarda. J’entrevis alors son étonnement (Chartier, Compère, Julia 1976, p. 127-128).

 

Que nous apprend cette scène prise sur le vif ? Elle rappelle la procédure d’apprentissage de la lecture. L’épellation que Rétif rapporte concerne un mot entier (noster) et non deux syllabes épelées successivement (enne-o-esse, nos, té-é-erre, ter), ce qui indique que son syllabaire latin ne comporte pas le découpage syllabique, pourtant habituel à cette date, ce qui est un signe d’archaïsme. Le maître attend des enfants débutants qu’ils répètent ce qu’ils savent (les mots du Pater Noster connu par cœur). Le fait que Rétif « lise » déjà ce qui est écrit montre une précocité inattendue, d’où la punition imméritée et la surprise finale du maître en jetant un œil sur le livret.

C’est que Rétif, enfant privilégié, possède encore un psautier latin-français avec lequel « il joue à la messe avec ses frères », et deux livres de dévotion, les Méditations de Busée (1620), et une Vie de Jésus-Christ, c’est-à-dire plus que ne semble avoir son instituteur (Chapron 2017). Au-delà de cette information pédagogique, le récit montre aussi que l’interdiction de mixité, mainte fois rappelée par les évêques, ne peut être respectée là où il n’y qu’un maître.

Ensuite, il n’est fait aucune mention des élèves « plus avancés » qui liraient dans d’autres livres ou écriraient autour d’une table : le maître qui n’a en charge que des débutants, s’adonne à des tâches rurales en faisant lire les enfants, pratique courante bien que peu reconnue, alors qu’elle est explicitement recommandée en Angleterre pour rendre le métier plus attractif. Edmond Coote, dans The English Schoolmaster (48 éditions au XVIIe siècle) le conseille aux « tailleurs, les tisserands, commerçants, couturiers » pour augmenter leurs revenus, puisqu’ils peuvent continuer leur travail tout en « écoutant les élèves, une fois que le livret leur est devenu familier » (Cressy 1980). Maître Bérault qui sait le syllabaire latin par cœur, peut lui aussi s’occuper les mains à fendre l’osier, mais le service d’église qui n’interdit pas ces occupations complémentaires l’empêcherait d’exercer un autre métier.

AMC

Références bibliographiques (cliquer ici)

(Chapron 2017) Chapron, Emmanuelle, « La culture scolaire au village : la place du livre », Frédéric Boutoulle, Stéphane Gomis (éds.), Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne, Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2017, p. 39-58.

(Chartier, Compère, Julia 1976) Chartier, Roger, Compère, Marie-Madeleine, et Julia, Dominique, L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 1976.

(Cressy 1980) Cressy, David, Literacy and the Social Order: Reading and Writing in Tudor and Stuart England, Cambridge, Cambridge University Press, 1980.