Supports spécifiques

N’importe quel imprimé peut être utilisé pour guider les premiers pas d’un débutant, car l’invention de Gutenberg démultiplie rapidement les nouveaux caractères, infiniment plus faciles à lire que les cursives manuscrites utilisées dans la vie sociale. Les textes les plus répandus sont les psautiers, livrets de piété contenant les prières ordinaires. La formule du signe de croix (In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti, Amen) et le Pater deviennent ainsi, en pays catholique comme en pays protestant, les deux textes inauguraux de l’entrée en lecture, car les cent-cinquante psaumes utilisés pour apprendre à lire aux novices des ordres religieux sont hors de portée de la population. Le mot « psautier » désignera ainsi longtemps (jusqu’au XIXe siècle en Italie et en Espagne) les premiers abécédaires utilisés pour apprendre à lire, même quand ils ne contiendront plus aucun psaume et auront été modifiés dans leur présentation pour aider les lecteurs débutants.

Les supports pédagogiques spécifiquement conçus pour faire entrer les débutants en lecture constituent un ensemble documentaire très lacunaire pour cette période, car ils ont presque tous disparu à cause de leur fragilité et de leur faible valeur marchande. Même si on connaît des cas d’apprentissage autodidacte sur des supports profanes (Hébrard 1985, Roggero 2001), trois supports inauguraux semblent avoir été présents à peu près partout en Europe : la planchette d’alphabet, l’abécédaire et un premier livre de lecture en langue vulgaire (catéchisme, livre d'heures, civilité).

Hornbyes Hornbook (1622)

Hornbyes Hornbook (1622)

Le premier instrument est une planchette de bois sur laquelle est gravé ou collé l’alphabet

Muni d’un manche qui lui donne une forme de petite raquette, il est appelé carta ou tavola, charte, palette ou tablette, horn-book ou battledore. Le horn-book tire son nom de la fine pellicule de corne transparente qui protège la feuille, sertie dans un cadre de bois ou de métal, sur laquelle est également écrit l'alphabet. Une gravure anglaise de 1622 (Lawson & Silver 1965, 145) représente l’usage du horn-book dans un cadre préceptoral : dans une salle préparée pour l’étude (on voit sur la table un encrier et une plume, un livre ouvert et un martinet), un jeune enfant tient dans sa main gauche le manche de la planchette de bois. Dans sa main droite, il tient une épingle avec laquelle il désigne les lettres qu’il nomme, tandis que son précepteur, assis dans un fauteuil derrière lui, vérifie par-dessus l’épaule de l'enfant. Cet instrument existait déjà au Moyen Âge et les canevas sur lesquels on brode l’alphabet donnent une idée des modèles de lettres utilisés, en particulier des lettres gothiques vite devenues hors d’usage hors d’Allemagne, sauf sur les draps et les mouchoirs (Alexandre-Bidon 1989).

À partir du XVIe siècle, l’alphabet est écrit, puis imprimé, non plus en colonne mais sur deux lignes, en deux alphabets consécutifs (minuscules et majuscules), le premier étant invariablement précédé d'une croix qui rappelle à l’enfant qu'il doit faire le signe de croix avant de commencer : la leçon va être une prière. Les corps gothiques sont remplacés par les nouvelles typographies romaines ou italiques au fur et à mesure de leur diffusion. Au-dessous vient la liste des voyelles, suivie ou non de la liste des consonnes, puis quelques exemples de syllabes disposées en colonnes (par exemple, A, E, I, O, U sont combinées avec B, C, et D). Enfin, on trouve souvent une formule de prière, celle du Signe de la Croix (Au nom du Père ou In nomine Patris, un verset de Psaume), parfois un « texte long » (le Pater Noster en latin ou en langue vulgaire selon les pays).

Le second instrument est l’abécédaire ou ABC, un livret qui ne comporte parfois que quelques feuillets, toujours très bon marché, même s’il comporte des gravures sur bois. Alors que la tablette est un objet domestique (le manche percé d’un trou permet de la suspendre au mur), l’ABC est le premier et parfois le seul livre d’école. Il s’appelle Psalter, Salterio, Psautier, mais aussi Crisscross, Santa Croce, Croix de par Dieu, plus souvent qu’Abécédaire ou Primer, à cause des textes qu’il contient. On reconnaît un psautier « pour apprendre à lire » d’un psautier destiné à un usage seulement religieux, au fait qu’il présente sur les premières pages un alphabet et un tableau de syllabes.

<em>Le Gros A, B, C, pour instruire la Jeunesse Chrétienne</em> (1783)

Le Gros A, B, C, pour instruire la jeunesse chrétienne (1783)

On y retrouve les mêmes éléments que sur la tablette, disposés dans le même ordre : la croix, l’alphabet en deux typographies (bas de casse et capitales), la liste des voyelles et des consonnes. La liste des syllabes occupe toute une page, parfois deux ou trois : elle donne la combinatoire « consonne-voyelle » de façon systématique, mais aussi « voyelle-consonne », car de telles syllabes sont fréquentes en latin (in un-um De-um, om-ni-um, etc.). Les abécédaires courants se contentent des syllabes de deux lettres, mais on trouve aussi des syllabes de trois ou même quatre lettres (fab, feb, fib, fob, fub, gab, geb, gib, gob, gub, etc.) issues de grammaires savantes, comme l’Institutionum grammaticarum libri quatuor d’Aldo Manuzio (1549), ensuite recopiées dans des versions populaires (Grendler 1984, 152). Suivent les prières. On trouve toujours le Pater et le Credo, dans leurs versions latines ou vernaculaires, les Dix Commandements, l'Ave Maria en pays catholique. Les autres prières sont le Confiteor, les sept Psaumes de la pénitence régulièrement récités ou chantés pour les enterrements (Psaumes 6, 31, 37, 50, 101, 129 et 142). Dans les pays luthériens, calvinistes ou anglicans, le Pater et le Credo, d’abord en latin puis dès la fin du XVIe siècle, dans la langue du culte, sont suivis d’hymnes religieux qui dépendent des habitudes liturgiques des Eglises.

<em>Le Gros A, B, C, pour instruire la Jeunesse Chrétienne</em> (1783)

Le Gros A, B, C, pour instruire la jeunesse chrétienne (1783)

En France, à partir du XVIIe siècle, les prières sont souvent suivies de l’ordinaire de la messe, transformant l’abécédaire en missel. Ainsi, Le Gros ABC pour instruire la jeunesse chrétienne et catholique à l’usage des écoles du diocèse de Châlons, édité en 1783 avec permission de l’évêque, affiche clairement son appareil didactique : les premières pages sont imprimées en gros corps, les syllabes sont séparées par un blanc, tous les mots sont séparés par une virgule. On trouve dans d’autres impressions un tiret entre les syllabes, formule encore présente dans certains livrets pour débutants au XXe siècle, et un trait vertical ou un double espace pour séparer les mots. A partir du Confiteor, le texte ne sépare plus les syllabes et utilise la ponctuation habituelle : on suppose donc la lecture « normale » acquise. L’ordinaire de la messe, dans une deuxième partie, est imprimé en petits caractères.

 

On peut considérer cet abécédaire comme déjà vieilli, puisqu’en 1783, on se sert d’ABC en français dans les éducations particulières ou dans les écoles urbaines des Frères des Écoles chrétiennes. Cependant, l’ABC latin reste encore un modèle répandu, surtout dans les campagnes où le maître d’école est également chantre. Qu’elle soit individuelle ou collective, la lecture syllabée, lente, prononçant toutes les lettres, est celle qui convient au plain-chant d’église en latin, auquel le maître-chantre associe ses élèves, partout où n’existe pas une maîtrise de chœur comme dans les grandes villes (Bisaro 2010). Le maître utilise la même méthode pour faire épeler le texte, lettre après lettre et pour faire déchiffrer, note après note, la partition liturgique dont les élèves ont déjà entendu et mémorisé la mélodie. Cette procédure d’épellation, le fameux Bé-A, Ba, est suivie aussi bien par les précepteurs des familles privilégiées que par les maîtres des petites écoles.

<em>Pseautier de David accentué (1779)</em>

Pseautier de David accentué (1779)

Le troisième support : instruction chrétienne, catéchisme, civilité

L’opposition conservée jusqu’à aujourd’hui dans le lexique pédagogique anglais, entre primer (« amorce ») et reader (« lecteur » au sens de manuel de lecture) marque le saut qualitatif entre les deux étapes. Les textes retenus sont tirés du monde de la culture écrite environnante, dans des versions plus courtes ou plus simples. En Italie, ce premier livre imposé par la tradition est le Donatello, grammaire latine abrégée. Les autres supports sont les textes liturgiques utilisés dans les offices religieux, Veni creator, Vêpres de la Vierge, Psaumes en latin en pays catholique, traductions de l’Évangile, de la Bible et des Psaumes en pays protestant et enfin, un petit catéchisme sous forme de questions et réponses donnant l'énoncé des vérités à connaître. Ils sont généralement désignés du nom générique d’Instructions Chrétiennes, que les textes soient seulement en latin ou en latin et français.

Un autre genre littéraire apparaît à la Renaissance. Ce sont les Civilités, livres d’usages décrivant les bonnes manières et les règles à suivre en société, dont on fait des versions abrégées pour débutants. Ces manuels de savoir-vivre font partie, comme les psautiers, de livres populaires diffusés en grand nombre par les imprimeurs. En écrivant en 1530 le De Civilitate morum puerum en sept brefs chapitres, aussitôt traduit et adapté dans de multiples versions vernaculaires, Erasme a donné le modèle d’un genre dont le succès scolaire se poursuit jusqu’au milieu du XIXe siècle. La Civilité est le premier texte non religieux donné à lire aux élèves de la Renaissance. C’est aussi un des premiers livres pédagogiques puisque son contenu est écrit pour la jeunesse.

Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1736)

Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne (1736)

Un typographe de Lyon invente en 1557 une fonte imitant l’écriture cursive qui connaît une grande vogue dans toute l’Europe pour imprimer de la poésie et des livres scolaires : la Civilité puérile adaptée d’Erasme, les Quatrains de Pibrac, les Quatre Livres de Caton, le Catéchisme latin-français de Calvin. Rapidement abandonnée, cette typographie est ressuscitée par J.-B. de La Salle (1651-1719) qui l’impose pour faire imprimer son ouvrage Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne si bien qu’à partir de 1740 elle est utilisée dans toutes les écoles des Frères (Jimenez 2011). Les caractères de Civilité, déroutants pour qui a appris à lire en lettres romaines séparées, ont l’avantage de présenter l’écriture imprimée qui se rapproche le plus de l’écriture ronde enseignée à ceux qui savent déjà lire. C’est donc au moment où les élèves sont mis à la plume que les Frères donnent à lire la Civilité, répertoire de modèles à imiter autant que livre de morale catholique. Cette étape prépare la dernière classe du curriculum des Ecoles Chrétiennes, celle de la « lecture des registres », qui mettent les élèves en face de manuscrits (contrats, actes notariés, correspondances) dont les graphies complexes et les nombreuses abréviations exigent un nouvel apprentissage. Civilités et registres sont les seuls textes traitant de savoirs profanes.

AMC

Références bibliographiques (cliquer ici)

(Alexandre-Bidon 1989) Alexandre-Bidon, Danièle, « Apprendre à lire à l’enfant au Moyen-Âge », Annales ESC, 4 (1989), p. 967-970.

(Grendler 1984) Grendler, Paul, Schooling in Renaissance Italy: Literacy and Learning, 1300-1600, London-Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984.

(Hébrard 1985) Hébrard, Jean, « Comment Valentin Jamerey-Duval apprit-il à lire ? L’autodidaxie exemplaire », Roger Chartier (éd.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985, p. 23-60.

(Jimenez 2011) Jimenez, Rémi, Les caractères de civilité. Typographie & calligraphie sous l’Ancien Régime, Gap, Atelier Perrousseaux, 2011.

(Lawson & Silver 1965) Lawson, John et Silver, Harold, A Social History of Education in England, London, Methuen & Co., 1973.

(Roggero 2001) Roggero, Marina, « L’alphabétisation en Italie : une conquête féminine ? », Annales, 56/4-5 (2001), p. 903-925.