Extensions du christianisme européen
À partir des premières décennies du XVIe siècle au moins, les missionnaires catholiques font un large usage du chant et de la musique, ainsi que du son des cloches dans leur œuvre d’évangélisation et d’exportation plus ou moins forcée de la culture européenne (Toelle 2016). Il est significatif que tous les ordres engagés dans l’entreprise missionnaire, en particulier au Nouveau Monde, aient fait place au chant et à la musique : des franciscains (Ros-Fábregas 2012 ; Candelaria 2014) aux jésuites (Kennedy 2007), des dominicains aux augustiniens (Bermúdez 2017), aux ursulines (Dubois 1997). Comme en Europe, la musique et le chant sont utilisés non seulement pour la liturgie, mais aussi pour la dévotion collective, la catéchèse et les cérémonies paraliturgiques. À chaque fois, c’est la voix des enfants que l’on mobilise d’abord. La représentation la plus symbolique est celle de saint François Xavier, prototype et modèle du missionnaire jésuite, qui parcourt les rues de Goa avec sa clochette pour appeler les enfants à la séance de catéchisme, faite sur le mode ibérique de la « doctrina que se canta » (voir la page Catéchisme).
Renversant significativement l’ordre patriarcal des sociétés traditionnelles avec lesquelles ils se trouvent en contact, les missionnaires se servent des enfants et des jeunes comme des médiateurs et de véritables passeurs de la doctrine chrétienne (Dutcher Mann 2010). Le pouvoir d’attraction du chant, accompagné parfois d’instruments locaux ou importés d’Europe, joue en cela un rôle clé.
Dans d’autres cas, la transmission de la doctrine à travers le chant se fait sur le mode de la peer education. En janvier 1550, à Lisbonne, un groupe de missionnaires jésuites lève l’ancre en direction du Brésil (Culley, McNaspy 1971 ; Filippi 2018). Sept élèves orphelins font partie du voyage. À leur arrivée au Brésil, ils récitent des prières apprises par cœur en langue tupí, chantent, font de la musique, parfois même « a modo de los negros y con su mesmos sones y cantares, mudadas las palabraas en loores de Dios ». De cette manière, ils éveillent l’intérêt des enfants de leur âge et même des plus âgés, d’ordinaire méfiants à l’égard des missionnaires. « Con sus cantares atraen a sí los hijos de los gentiles », commente un des pères dans sa correspondance.
Si le chant est un élément récurrent de l’expérience religieuse de toute communauté humaine, et si ses avantages sont évidents (pour les aspects liés à la catéchèse, voir la page Catéchisme), il revêt une importance particulière dans le contexte des missions extra-européennes de la première époque moderne, en raison des dynamiques spécifiques qu’il permet d’amorcer (Filippi 2018). D’un côté, le chant favorise la mémorisation des contenus doctrinaux et spirituels formalisés dans les langues locales, leur conservation et leur réitération au sein des communautés, même lorsque le missionnaire n’est pas physiquement présent et même lorsque son absence se prolonge. Pour la même raison, le chant peut constituer l’élément principal des paraliturgies célébrées en l’absence de ministres ordonnés. La dimension mnémotechnique est souvent évoquée dans les comptes rendus des missionnaires à propos d’enfants petits et grands, d’une manière parfois hyperbolique. Une ursuline de la Nouvelle-France écrit d’une fillette indigène de cinq ans et demi que
ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étoient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers.
(Dubois 1997, 129)
D’un autre côté, le chant permet de dépasser les barrières linguistiques et de rassembler des membres de différents groupes linguistiques dans une expérience de prière collective, par le truchement de textes divers entonnés sur une mélodie commune. Un jésuite écrit en 1637 :
afin de les animer davantage, nos François en cantent une Strophe en nostre langue, puis les Seminaristes une autre en Huron, et puis tous ensemble en chantent une troisiesme, chacun en sa langue avec un bel accord […] J’ay ouy chanter les François, les Montagnez et les Hurons tous ensemble les articles de nostre creance, et jaçoit qu’ils parlassent en trois langues, ils s’accordoient si gentiment qu’on prenoit grand plaisir à les ouïr.
(Dubois 1997, 121)
DVF
(trad. EC)
(Bermúdez 2017) Bermúdez, Egberto, « Sounds from Fortresses of Faith and Ideal Cities: Society, Politics, and Music in Missionary Activities in the Americas, 1525-1575 », Daniele V. Filippi, Michael Noone (éds.), Listening to Early Modern Catholicism: Perspectives from Musicology, Leyden, Brill, 2017, p. 301-25. (Candelaria 2014) Candelaria, Lorenzo, « Bernardino de Sahagún’s Psalmodia Christiana: A Catholic Songbook from Sixteenth-Century New Spain », Journal of the American Musicological Society LXVII/3 (2014), p. 619-84. (Culley, McNaspy 1971) Culley, Thomas D. et McNaspy, Clement J., « Music and the Early Jesuits (1540-1565) », Archivum historicum Societatis Iesu, 40 (1971), p. 213-45. (Dubois 1997) Dubois, Paul-André, De l’oreille au cœur: naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les missions de Nouvelle-France, 1600-1650, Sillery, Québec, Les éditions du Septentrion, 1997. (Dutcher Mann 2010) Dutcher Mann, Kristin, The Power of Song: Music and Dance in the Mission Communities of Northern New Spain, 1590-1810, Stanford-Berkeley, Stanford University Press-Academy of American Franciscan History, 2010. (Filippi 2018) Filippi, Daniele V., « Songs in Early Modern Catholic Missions: Between Europe, the Indies, and the ‘Indies of Europe’ », Klaus Pietschmann (éd.), Vokalpolyphonie zwischen Alter und Neuer Welt: Musikalische Austauschprozesse zwischen Europa und Latein-Amerika im 16. und 17. Jahrhundert, Troja – Jahrbuch für Renaissance-musik, 14 (2018), p. 39-67. (Kennedy 2007) Kennedy, T. Frank, « Music and the Jesuit Mission in the New World », Studies in the Spirituality of Jesuits, XXXIX/3 (2007), http://ejournals.bc.edu/ojs/index.php/jesuit/article/view/4011. (Ros-Fábregas 2012) Ros-Fábregas, Emilio, « “Imagine All the People...”: Polyphonic Flowers in the Hands and Voices of Indians in 16th-Century Mexico », Early Music, XL/2 (2012), p. 177-89. (Toelle 2016) Toelle, Jutta, « “Todas las naciones han de oyrla”: Bells in the Jesuit reducciones of Early Modern Paraguay», Daniele V. Filippi (éd.), « Their sound hath gone forth into all the earth »: Music and Sound in the Ministries of Early Modern Jesuits, Journal of Jesuit Studies, III/3 (2016), http://booksandjournals.brillonline.com/content/journals/10.1163/22141332-00303005.Références bibliographiques (cliquer ici)