Récitation

De l’antiquité à nos jours, les écoliers ont appris à réciter par cœur des listes, des règles, des tables, des textes. Cependant, alors même que l’exercice perdure, le renouvellement des corpus et des façons de dire révèle l’évolution de ses finalités et ses fonctions. Pour percevoir le rôle-clé joué par la récitation dans les écoles de l’Ancien Régime, il faut rappeler qu’elle a été une procédure plus décriée que valorisée dans les discours pédagogiques de l’école républicaine.

La récitation, une lecture sans livre

La récitation est « une lecture sans livre », écrit Charles Dufodon (1832-1891) dans l’article « Récitation » du Dictionnaire de Pédagogie (Buisson 1887). A cette date, les critiques sont particulièrement vives à l’encontre de la récitation, « mécanique, monotone, répétitive ». Souvent considérée comme « une performance de perroquet qui fait articuler des mots sans comprendre », elle est tacitement assimilée au dogmatisme de l’enseignement catéchétique, à l’obscurantisme des prières en latin et rejetée par les pédagogies misant sur l’observation, l’intuition, l’expérience sensible de l’enfant.

Le directeur du Manuel Général, s’il critique les abus du « tout par cœur » qui conforte la paresse de certains maîtres, refuse de bannir la récitation, incontournable dans l’école primaire. Son usage doit simplement être limité et réglé. D’une part, elle rend disponibles à volonté des savoirs utiles pour d’autres activités (règles de grammaire, d’orthographe, de calcul, sans lesquelles on ne peut ni accorder les participes, ni résoudre des fractions ; liste des départements et préfectures qui donnent le cadre géographique de la nation) ; d’autre part, elle fait assimiler des morceaux choisis de prose et de vers, modèles de pensée, de morale et de style (bien réciter, c’est dire à voix haute des textes qu’on articule sans hésiter en « mettant le ton », ce qui manifeste qu’on les comprend).

Si ces deux grandes visées de la récitation (instruire et cultiver) débordent la conjoncture de l’école républicaine, la valeur d’usage de cette « lecture sans livre » était tout autre avant la Révolution.

<em>Un groupe d'écoliers en prière (1633)</em>

Un groupe d’écoliers en prière (1633)

Une procédure d’apprentissage simple, rustique et collective

La récitation fut en effet la voie la plus efficace et la plus commode pour faire entrer des débutants dans la culture écrite, alors même qu’ils vivaient dans un monde « hors les livres » et ne savaient pas (ou pas encore) lire. Pour exercer à réciter, un maître réunissait un groupe d’enfants, sans souci du nombre ni des âges. Tenant le livre à la main, il énonçait une proposition brève, la répétait, la faisait répéter à un ou deux élèves volontaires ou désignés, puis tout le groupe la redisait en chœur. A cette proposition, il en ajoutait une deuxième, qui était reprise puis enchaînée à la précédente. Il devait à la fois montrer qu’il ne faisait que « donner voix » au livre et qu’il savait le texte par cœur. Il avançait ainsi par segment dans l’écrit à mémoriser jusqu’à son terme, aidé par ceux qui avaient déjà fait l’exercice et qui « révisaient » ainsi un texte plus ou moins connu, alors que d’autres étaient en train de le découvrir.

L’activité était toujours réalisable, même par un maître débutant, même dans les conditions les plus rustiques : que les enfants soient réunis dans un local ou en plein air, qu’il fasse à peine jour ou déjà presque nuit, que les enfants soient debout, assis sur des bancs, assis par terre, qu’ils aient cinq ou douze ans, l’alternance rythmée d’écoute et de prise parole maintenait l’attention. Les retardataires pouvaient se joindre au cercle sans interrompre le travail en cours, le maître faisait se lever pour une récitation individuelle des enfants dont il voyait la réussite, il menaçait du même sort les agités inattentifs, profitait de ces pauses pour rectifier des erreurs de prononciation, donner des explications, demander des reprises, féliciter les uns, encourager les autres, sans exiger des novices une performance parfaite du premier coup : l’important était de maintenir l’adhésion du groupe à l’activité. Les reprises permettaient de constater les progrès.

Tous ceux qui ont vu fonctionner cette procédure dans des écoles aux effectifs pléthoriques, sans mobilier ni matériel scolaire (comme c’est encore le cas dans certaines régions du monde), peuvent témoigner que des enfants sont ainsi capables de réciter très exactement des textes d’une longueur impressionnante, qui va bien au-delà de ce qu’on se croirait en mesure d’exiger dans l’école actuelle. Cette capacité nous éclaire sur les pratiques de mémorisation accompagnant la lecture médiévale (Carruthers 2002). Dans l’histoire de l’école occidentale, la récitation a ainsi été la voie d’entrée dans l’alphabétisation de masse à travers l’instruction chrétienne.

L’apprentissage des prières ordinaire (Pater, Ave, Credo, Benedicite, Grâces), se faisait de cette façon ; l’apprentissage du catéchisme se faisait par questions et réponses, les plus jeunes écoutant les échanges entre le maître et un élève ou entre deux élèves plus avancés dont l’un tenait le rôle du maître [La Salle 1993 (1706, 1722)]. Dans les écoles paroissiales, les patoisants des villages apprenaient ainsi à prononcer des phrases et des prières en langue française. Même procédure, mais en hébreu dans les écoles Talmud-Thora, en arabe classique dans les écoles coraniques où l’enseignement des sourates peut commencer à partir de quatre ans. L’expérience montre que la répétition permet aux enfants de réciter, convenablement et assez vite, des textes dans des langues qu’ils ne parlent pas : c’est au maître de leur indiquer le sens de ce qu’ils énoncent.

Une fois soulignée la commodité d’exécution pédagogique de la récitation (elle n’exige ni maîtres formés, ni temps de préparation ou de correction avant et après la classe) et l’efficacité globale de sa mémorisation (même si tous les enfants n’y sont certes pas en égale réussite), il faut s’interroger sur les vertus cognitives, symboliques et sociale de l’exercice. Qu’apprenaient donc les enfants en apprenant à réciter ?

Récitation, culture écrite et partage communautaire

Premier point, la récitation faisait découvrir la « littéralité » de l’écrit : pour réciter en chœur, chacun doit dire exactement la même chose que son voisin, sans erreur ni oubli. On est loin des échanges oraux spontanés des conversations, on est également loin de la discursivité orale des contes ou des récits, qui tolèrent variations, digressions, interactions, approximations lexicales et syntaxiques. La récitation faisait entrer dans la culture savante des clercs une société nourrie des cultures populaires (Burke 2009). Les enfants apprenaient aussi, en la pratiquant, que cette « textualité » n’a que deux modes d’énonciation, le monologue, individuel ou collectif (les prières) et le dialogue (antiennes et répons entre officiant et chœur ou entre clerc et fidèles durant les cultes) et que l’un comme l’autre sont performatifs : le récitant se sert des formulations rituelles pour demander, regretter, promettre, pardonner, remercier, espérer et se réjouir. De même, le catéchisme qui fait mémoriser les commandements de Dieu et de l’église, la liste des sacrements, des péchés capitaux, fournit un mémorandum des « actes » nécessaires à la vie chrétienne à travers un mini-traité de théologie dogmatique. Le corpus à réciter ne comporte ni récit ni discours (énonciations longues réservées aux clercs, seuls habilités à expliquer et commenter l’Ecriture lors des prêches). Elle est une prise de parole, souvent à la première personne, dont les formules sont données : les énoncer manifeste l’appartenance à une communauté.

Second point, la fixité du texte, qui s’impose à l’adulte comme à l’enfant, à l’individu comme à la collectivité, lie la « sacralité » à ce caractère intangible, qu’il s’agisse des écrits tirés de l’Ecriture, des dogmes et articles de foi résumés dans les catéchismes ou de tout autre texte une fois qu’il est su par cœur (chant, récit, poésie). Les récitations qu’on demande aux enfants n’ont rien à voir avec une culture d’enfance, ce sont celles que les adultes savent déjà. Les révisions critiques de la Vulgate faites par les humanistes de la Renaissance (Lefèvre d’Etaples, Erasme, Olivétan) n’ont d’ailleurs pas abouti à démultiplier les versions liturgiques utilisées. Le Concile de Trente (1545-1563) confirma après correction la Vulgate latine transmise par la Tradition comme seule version authentique de l’Ecriture (Julia 1997, Prodi 2006). Chaque église réformée dut également élire une seule traduction : l’acception de multiples variantes aurait interdit la récitation en commun dans les assemblées des offices. La traduction de Luther (1522 Nouveau Testament, 1534 Ancien Testament) et le texte de son Petit catéchisme (1529) devinrent ainsi des références longtemps intangibles pour les protestants de langue allemande, malgré la difficulté d’une langue vite ressentie comme archaïsante (Strauss 1981) ; la modernisation de la traduction luthérienne, décidée au début du XIXe siècle par les évêques suédois, provoqua des révoltes de fidèles attachés à la version ancienne (Lindmark 2004). Au Royaume Uni, la multitude des catéchismes publiés en anglais (Green 1996, 2000) après le schisme avec Rome (1534) fut abolie par The Book of Common Prayer, livre liturgique officiel de l’église anglicane, publié en 1549 par l’archevêque de Canterbury, Thomas Cranmer ; les versions anglaises de la Bible de Tyndale et de Coverdale furent remplacée par The Authorised Version, dite The King James Version (1611).

<em>Pseaumes de David</em> (1560)

Pseaumes de David (1560)

Troisième point : des récitations identiques rendaient immédiatement perceptible aux simples fidèles leur communauté religieuse d’appartenance, bien mieux que les débats théologiques entre clercs et lettrés. Le latin restait le marqueur des cultes catholiques, les langues vernaculaires, celui des cultes réformés. Cependant, tous les catéchismes se récitaient dans les langues parlées et la pastorale catholique a recouru à des livrets bilingues ou trilingues, langue locale-français-latin, pour catéchiser des fidèles parlant breton, basque ou occitan (Bisquerra 2009). On se reconnaissait d’emblée dans le répertoire à réciter (chapelet d’Ave Maria contre psaumes de David) mais aussi dans l’énoncé des prières fixé dans les différents cultes (Notre Père, Je crois en Dieu) récités matin et soir, des formules rituelles en début et fin de repas, dans des lieux publics ou semi-publics. Exemple contemporain : tandis que certains comprennent « sémantiquement » le titre du roman de Graham Green, The Power and the Glory, d’autres y entendent aussitôt la formule finale du Notre Père dans sa version anglicane (« car c’est à Toi qu’appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire, pour les siècles des siècles »), ce qui en modifie la réception. Même phénomène avec la traduction versifiée des psaumes par Clément Marot : comme elle appartenait à la liturgie réformée, elle était interdite aux catholiques (qui l’admiraient) ; demander une version « catholique » à Ronsard resta à l’état de projet. En France, la coexistence des cultes, autorisés, tolérés, clandestins, les conversions et changements d’églises, volontaires ou forcés, ont en effet duré plus d’un siècle, de 1562 (1ère guerre de religion) à 1598 (édit de Nantes), puis de 1598 à 1685 (Révocation). Après la Révocation, pour faire entrer en catholicité des enfants élevés dans des familles protestantes, il fallait « reconfigurer » leur mémoire des prières et des rituels, contrainte violente qui produisait des conduites de dissimulation, de fausse acceptation et des conflits de loyauté.

Quatrième point, le plus décisif : la mémoire orale des prières écrites constituait l’étayage le plus commode et le moins coûteux pour l’apprentissage de la lecture. Les abécédaires en latin ou en français enseignaient les règles de l’épellation syllabique (Pé-A/pa) à partir des prières connues de tous (pé-a/pa, té-é-erre/ter, pa-ter). Les unités de base du texte n’étaient pas les mots, mais les énoncés scandés dans la récitation orale (Pater Noster/qui es in caelis/ sanctificetur/ nomen tuum, ou Notre Père/ qui êtes aux cieux/ que votre nom/ soit sanctifié). En cas de déchiffrage difficile, le jeune lecteur revenait à la récitation mentale du texte déjà connu qui lui servait de guide pour retrouver la syllabe qui lui posait problème. Les élèves avaient ainsi la possibilité de s’exercer seuls à lire et relire sans le secours du maître, procédé qui deviendra impossible quand ils auront à déchiffrer des textes inconnus (Chartier 2015).

Los psalmes de David (1583)

Los psalmes de David (1583)

Réciter en chantant : hymnes, psaumes, plain-chant, cantiques

La mémoire s’appuyait sur la scansion rythmée et les rimes, un autre appui était le chant. En couplant parole et musique, les protestants avaient donné très tôt l’exemple de cultes fervents, unanimes, qui avaient contribué à leur gagner des fidèles, hommes et surtout femmes, à une époque où les messes, « théâtre divin » (MartinP 2010) plutôt qu’assemblée participante, n’étaient chantées que par les clercs et leur maîtrise. Les livres d’hymnes, luthériens ou calvinistes, simples recueils de textes, puis assortis de partitions pour soutenir la mémoire, dès 1524 en Allemagne, en 1562 à Genève (Gilmont 1997) étaient utilisés non seulement au temple mais dans le for familial : le chant disait ce que doit ressentir un chrétien et pas seulement ce qu’il doit croire et faire, elle touchait et formait les sensibilités. La présence domestique des psautiers est bien documentée pour la Suède (Johansson 1992) où l’habitat dispersé obligeait le père de famille à se charger de l’instruction religieuse, faute d’école, sous le contrôle annuel des pasteurs : testé par la lecture des catéchismes et livres d’hymnes, le taux d’alphabétisation était le plus élevé d’Europe à la fin du XVIIIe siècle (à plus de 80%) et égal pour les deux sexes (Johansson 1981) : il s’agit évidemment d’un « lire seulement », sans écriture.

L’efficacité de la liaison entre récitation et chant a incité le clergé catholique à recourir aussi à des cantiques en français, enseignés au cours de missions (capucins, jésuites) destinées à « convertir » des populations rurales (Bretagne ou Massif Central), considérées comme aussi peu christianisées que les Hurons américains (Deslandres 2003). Les mêmes cantiques servaient aux enfants des catéchismes : tantôt les mélodies étaient des compositions originales (les musiciens jésuites s’y emploieront particulièrement : Rizo 2019), tantôt elles étaient empruntées à des airs populaires connus. Le répertoire des Ecoles chrétiennes en comportait plus d’une centaine, dont le célèbre Venez, Divin Messie, composé sur un air de bergerie (Laissez paître vos bêtes).

Les Frères s’appuyaient sur la mémoire indéfectible du texte chanté et rimé pour étayer l’instruction (avec des cantiques sur les sacrements, les vertus, les péchés, les fêtes canoniques, les saints) et construire une culture populaire de la piété, liant le texte d’une prière conforme à l’orthodoxie à l’émotion spirituelle ou l’effusion sentimentale. Le temps consacré aux cantiques et prières collectives augmentait les jeudi, samedi et dimanche, jours pendant lesquels venaient se joindre aux élèves ordinaires les “externes” qui venaient seulement pour se préparer à la communion (Chartier 1999).

<em>Le Lutrin de Village (Marlet, c1817)</em>

Le Lutrin de village (Marlet, v. 1817)

Le poids des chants appris par cœur en latin liturgique était encore plus grand dans les villages, là où le maître d’école, chantre de la paroisse, continuait d’exercer au plain-chant tous ses élèves, destinés à l’accompagner à la messe et aux vêpres au fil des événements de l’année liturgique (Bisaro 2010) : les « Sept Psaumes » chantés aux enterrements faisaient ainsi partie du répertoire des écoliers (Beati quorum, De profundis, Miserere, Libera me, etc.) La résistance provinciale d’abécédaires latins, fondée sur leur valeur d’usage courant dans la communauté paroissiale, n’était donc pas seulement un symptôme d’archaïsme. Même si la lettre du texte leur restait obscure, le chant des enfants mêlé à celui des adultes avait valeur de geste rituel et social « faisant église ». D’anciens enfants de chœur ont certes rapporté les interprétations fantaisistes qu’ils ont fantasmées sur les répons en latin récités/lus en servant la messe [Sylvère 1980] malgré les missels avec traduction édités dès le XVIIe siècle. Pour plusieurs générations d’écoliers, la façon de réciter a ainsi été durablement marquée par ces récitations collectives, où le rythme monocorde du plain-chant persistait dans une lecture chantante.

Même quand aucune mélodie n’accompagnait la récitation, les enfants psalmodiaient, provoquant l’ire des autorités : « La plupart chantent en lisant et en épelant. D’autres prennent en lisant des tons plaintifs et langoureux ou autres non moins révoltants », écrit Hélié en 1784 (Bisaro 2010). Les lecteurs malhabiles comptaient sur le chœur pour couvrir leurs erreurs (oublis, mots mal articulés, mal coupés). Tout au long du XIXe siècle, les inspecteurs ne cessèrent d’imputer ces travers à la négligence des maîtres : le modèle de la bonne lecture était devenu le « parler naturel » bien articulé, plus proche du phrasé des tribunes politiques ou judiciaires que de l’accent du terroir modulé par le chantre au lutrin.

Le dénigrement pédagogique de la récitation

On peut ainsi comprendre que la récitation soit devenue un objet de dénigrement sous la plume des pédagogues concevant des projets d’instruction profane pour le peuple : les modalités et contenus de cette « lecture sans livre » instituée à des fins religieuses contredisaient toutes les visées d’une lecture « moderne », singulière, autonome, demandant de découvrir seul des textes neufs et d’en saisir d’emblée le sens. Selon ces critères, tous les textes destinés à des célébrations rituelles étaient disqualifiés : on ne pouvait ni expliquer à des enfants leurs contenus théologiques, liturgiques, pastoraux (trop complexes), ni les utiliser comme des textes hors contexte (traiter une prière comme un « morceau choisi »). Or, depuis le XVIIe siècle, rejetant ce corpus que seuls les prêtres ou les pasteurs avaient autorité à commenter, les précepteurs chargés d’instruire les rejetons des familles privilégiées, leur faisaient découvrir le Bé-A Ba sur des listes mots imagés et de petits récits volontairement « enfantins » (Luc 1997).

Leurs élèves, une fois arrivés au collège, apprenaient et récitaient par cœur, mais ils le faisaient à partir de leurs lectures, non avant de savoir lire et pour apprendre à lire. Leurs procédures de travail, guidées par les exercices de thèmes ou de versions, exigeaient de faire le « mot à mot » du texte pour le traduire, l’écrire et ensuite seulement le redire de mémoire. Au-delà, la culture des collèges faisait longuement usage de la récitation, avec les milliers de vers latins, grecs, français récités dans des joutes scolaires, ou les représentations théâtrales. Lavisse se glorifiait d’avoir appris par cœur, vers 1860, Athalie en entier, chef d’œuvre à ses yeux de la littérature française. Néanmoins, cela n’a pas empêché les autorités scolaires, toute de formation secondaire, de condamner l’usage de la récitation dans le primaire, « mémoire littérale » supposée interdire la compréhension.

On peut ainsi souligner un paradoxe : alors que les enfants des élites récitaient les classiques et que le Siècle des Lumières voyait se répandre les gazettes, les romans, les encyclopédies, les pamphlets, les libelles, les livres interdits et licencieux, c’est bien de textes liturgiques qu’ont été lestées les mémoires des enfants du peuple, en ville comme à la campagne. Au moment de la Révolution française, rien d’étonnant si d’anciens clercs ont eu le projet de réussir avec des catéchismes républicains l’inculcation indélébile conséquente à cette récitation des prières chrétiennes (Buttier 2013).

La récitation dans l’école des lectures profanes

De fait, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, la lecture visée pour les écoles primaires fut repensée, non pour donner accès à un corpus restreint sans cesse répété, mais pour rendre capable de « tout lire ». Les manuels sortant par milliers des presses à vapeur abandonnèrent à la fois la culture liturgique et l’instruction du catéchisme (qui continuaient à être enseignés par ailleurs). Comme les écrits circulant dans l’espace social (romans, livres de colportage, journaux) étaient jugés trop dangereux, futiles ou mensongers pour servir de supports éducatifs, les auteurs durent inventer de nouvelles lectures, exclusivement instructives, qui constituèrent un corpus scolaire spécifique, inconnu des familles.

Quel a donc été le sort de la récitation, une fois la mission de l’école resserrée sur cette instruction élémentaire profane ? Dans ses souvenirs d’élève, Noël Vauclin nous décrit le fonctionnement d’une classe vers 1850.

La cloche de l’église a donné le signal de l’entrée en classe. Pénétrons-y avec les élèves. Ils se précipitent bruyamment à leur place, puis ils apprendront leurs leçons à haute voix. Comme chaque écolier est gêné par ses voisins, il se bouche les oreilles avec les deux mains et n’en crie que plus fort. Ce vacarme n’incommode nullement l’instituteur. Pendant ce temps, il taille une quantité prodigieuse de plumes d’oie, besogne qui embarrasserait fort nos maîtres actuels ! (… Puis) les élèves forment un grand cercle autour de l’estrade. Alors la récitation commence et dure au minimum une heure et demie. Chaque élève récite successivement et par cœur cinq ou six leçons : français, histoire, géographie, arithmétique, etc.

On voit ainsi la permanence de l’exercice et sa complète réorientation : chacun apprend seul, il apprend en lisant à haute voix, chaque lecture est une leçon qu’il doit réciter aussitôt devant la classe, ce qui met nombre d’élèves en situation d’échec public humiliant. A cette date la « lecture chorale » est condamnée par les inspecteurs qui stigmatisent les « mélopées coraniques » que les petits font en se balançant d’un pied sur l’autre devant les tableaux de syllabes ou les listes de mots. Pour les grands, tous les savoirs sont des leçons à apprendre et réciter, qu’il s’agisse de « savoirs procéduraux » (utiliser les règles de grammaire, les techniques de partage, les tables de multiplication) ou de « savoirs discursifs » (histoire, géographie) pour employer un vocabulaire actuel. Comme celui qui ne parvient pas à réciter doit « recommencer », chacun avance à son rythme dans la progression du manuel : certains s’enferrent et ne dépasseront pas les premières pages.

C’est contre les excès de ces récitations interminables, dévoreuses de temps et à l’efficacité douteuse (réciter la règle d’accord n’améliore pas toujours l’orthographe), que s’insurgeaient les inspecteurs, pour qui les instituteurs avaient mieux à faire qu’écouter des défilés de récitants. Cette pédagogie de la récitation qui misait encore sur la mémorisation littérale des textes écrits pour inculquer aux élèves de savoirs moraux, civiques et scientifiques, n’était plus qu’une pédagogie par défaut, disjointe des textes présents dans l’espace social environnant l’école. Cependant, le rituel de la taille matinale des plumes d’oie qui mobilise le maître de Vauclin vivait ses derniers jours. En 1850, le papier bon marché et les plumes métalliques entrait dans les classes, la copie précoce allait remplacer la récitation comme procédure de mémorisation et le maître devrait bientôt corriger sur les cahiers du jour (après la classe) les leçons apprises par les grands élèves et écrites « par cœur » en silence. Il faudra attendre Buisson et Ferry pour que la récitation de morceaux choisis de prose et de vers, « modèles de pensée, de morale et de style » (comme écrit Dufodon), invite les écoliers à « partager le festin des élites ».

Ces « morceaux choisis » resteront donc la terre d’élection de la récitation, textes sacrés du patrimoine national, associés au chant dans les rituels quotidiens d’entrée et sortie de classe. Les cahiers de « Chants et Récitations », conservés de classe en classe, calligraphiés, ornés, jamais notés, resteront ainsi jusqu’aux années 1960, des cahiers « à part ». Les élèves y stockaient des textes à dire par coeur, à chanter ensemble, vestiges archaïques de ce qu’avait pu être, des siècles plus tôt, la pédagogie religieuse de la lecture sans livre, à réciter avec respect, exactitude et ferveur.

AMC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

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