Chanter chez les Ursulines

Comme pour les Frères des Écoles, la pratique du chant scolaire chez les Ursulines doit d’abord être rapportée aux relations que l’ordre entretient avec la musique. Aux premiers temps, dans le Comtat des années 1590, les Ursulines constituent des communautés vouées à la catéchèse des femmes et des filles. Placées sous l’autorité des Pères de la doctrine chrétienne, elles en héritent de la pratique du cantique spirituel. On se rappelle que c’est aux Pères de la doctrine que Michel Coyssard a dédié son Traicté du profit que toute personne tire de chanter en la Doctrine chréstienne et ailleurs, les hymnes et chansons spirituelles en vulgaire (Lyon, 1608). Coyssard est également l’auteur d’un recueil de Odes et chansons spirituelles qui se chantent à Sainte-Ursule (Lyon, 1623). Dans les chroniques de l’ordre publiées en 1673, Marie de Pommereu évoque ces Ursulines chantantes des tout premiers temps : à Paris, Madeleine de Sainte-Beuve montre à lire, à coudre et à chanter aux fillettes ; à Gisors, la veuve vertueuse qui fonde la communauté, fait chanter tous les jours les litanies de la Sainte Vierge.

Dans les années 1610, le mouvement de la clôture entraîne une forte restriction des pratiques musicales communautaires : on craint que le service du chœur ne fasse concurrence à celui des écoles. Marie de Pommereu rapporte qu’à Paris, « il fut arrêté après une mûre délibération, de ne point introduire de musique, ni de plain-chant dans le chœur, afin que les religieuses ne fussent aucunement diverties de l’éducation et instruction des jeunes filles, sous quelque prétexte que ce fût, puisque leur fin particulière était cette instruction ». En 1633, à Bourbon-Lancy, « bien que le chant fût laissé à liberté par Monseigneur d’Autun, ce couvent le quitta par la persuasion de leur vertueuse supérieure, et il se conforma entièrement à celuy de Paris » [Pommereu 1673, 133 et 304]. Une simplicité liturgique maximale est également imposée au monastère de Québec, par monseigneur de Laval, alors vicaire apostolique en Nouvelle-France, au grand dépit de Marie de l’Incarnation : « Il craint que nous ne prenions de la vanité en chantant, et que nous ne donnions de la complaisance au dehors ». Probablement le vicaire a-t-il eu également en tête de soulager les religieuses de la préparation de l’office choral (Dubois 1997, 123).

Au cours du XVIIe siècle, la liturgie chantée est réintégrée de manière mesurée dans les constitutions et les règlements, de façon à ne pas faire de concurrence à leur vœu d’éducatrices. Dans la congrégation de Paris, il est spécifié que « le chant sera d’un ton tout droit et sans notes, observant les poses et les accents, évitant la précipitation et les religieuses n’useront au chœur d’autre chant, ni musique » [Les constitutions du monastère de Saincte-Ursule 1623, IIe partie, chap. VII, art. 4]. À Caen, les religieuses abandonnent la mélopée pour le plain-chant « plus propre à édifier le public » (Annales des Ursulines de Caen, 1695, cité par Gueudré 1958, II, 565). En Normandie, à Paris, plusieurs monastères adoptent le plain-chant, avec la permission ou le commandement de l’évêque.

De fait, le XVIIe siècle marque le retour en grâce du chant dans les monastères des Ursulines. Marie de l’Incarnation témoigne elle-même de l’évolution des pratiques parisiennes, lorsqu’elle écrit en 1661 à propos de la décision du vicaire : « Il s’en est fallu de peu que notre chant n’ait été retranché. Il nous laisse seulement nos Vêpres et nos Ténèbres, que nous chantons comme vous faisiez au temps que j’étais à Tours. Pour la grande messe, il veut qu’elle soit chantée à voix droite, n’ayant nul égard à ce qui se fait soit à Paris, soit à Tours » (Dubois 1997, 124). À Dijon, un diurnal est composé à la demande des Ursulines de la ville par l’abbé Derey, maître de musique à la Sainte-Chapelle du roi (Office divin à l’usage des dames ursulines de Dijon mis en plain-chant musical par monsieur Derey, chanoine et maistre de musique de la sainte Chapelle du Roy de la même ville de Dijon. Diurnal, Paris, Ballard, 1710). L’avertissement signale d’abord que « le chœur et les classes ne peuvent se soutenir ensemble […] et si le chœur empruntait tous les tons en usage dans l’Église, il y faudrait une étude et une application particulière ». Cette déclaration de modestie n’empêche pas l’évolution des pratiques chantantes. En effet,« animées de zèle et de ferveur pour la beauté et la majesté du service divin, [les religieuses] n’ont pas cru mettre obstacle aux fonctions de leur Institut en adoptant pour l’office un chant spécial et aisé, tenant le milieu entre le plain-chant et la musique profane, qui ait de l’agrément sans requérir l’assujettissement de longues études… » (Gueudré 1958, II, 565-566). Ailleurs, les religieuses sont initiées à la musique par un curé local (à Eu), ou par un maître de musique (à Saint-Malo). Le livre de comptes des Ursulines de Bazas signale en mars 1700 une dépense « de sept livres pour la professeur qui apprit à une de nos jeunes religieuses le chant des lamentations ».

Au couvent des Ursulines d’Épernay, les visites annuelles de l’évêque des premières années du XVIIIe siècle mettent en lumière les revendications de religieuses frustrées de la mauvaise qualité des chants. En 1701, la sœur Louise de Sainte-Cécile demande « que la mère qui sera élue mette pour la direction du chœur une fille qui sache les cérémonies et qui aime l’ordre qu’on doit tenir en récitant l’office ». En 1703, sœur de la Passion signale qu’« on chante mal, il faut ordonner qu’on étudie le chant » ; la sœur de Saint-Paul demande qu’on apprenne le chant, « c’est-à-dire la note et les huit tons, que la mère zélatrice marquent [sic] celles qui auront meilleure voix, et les assembler souvent pour les perfectionner au chant et prévoir ce qu’on aura à chanter aux fêtes et dimanches ». L’avis transmis à la mère supérieure signale également « qu’on ne garde point la médiante ». À l’inverse, d’autres religieuses tentent à l’évidence de freiner l’ardeur des réformatrices : à l’occasion de la visite de 1701, certaines demandent que l’on n’introduise pas de nouveaux chants, « et qu’on ne fasse aucun changement à l’office divin ». La mère des Anges demande que « si on fait quelque faute en récitant ou en chantant l’office, personne ne se mêlera de redresser celles qui auront manqué que la mère maîtresse ». La sœur de Saint-Charles demande en 1705 de « chanter sur un ton dont toute la communauté puisse s’accommoder ».

L’usage des cantiques spirituels hérité de la période missionnaire des Ursulines est entériné par les règlements du XVIIe siècle et perpétué au XVIIIe siècle. Les fillettes des écoles externes doivent apprendre à « chanter des cantiques spirituels », en même temps que d’autres formes de la pratique et de la piété chrétienne (examen de conscience, suivre la messe, prier, réciter le rosaire et méditer, lire les livres de dévotion, s’exercer aux œuvres de miséricorde) et de la vie domestique. C’est une manière de saturer l’esprit des fillettes : comme l’indiquent les Reigles de sainct Augustin. A l’usage des religieuses de saincte Ursule (Nantes, veuve Pierre Doriou, 1643, 72), « elles leur enseigneront des chansons spirituelles, et en donneront à copier, pour les divertir de chanter aucune chanson mondaine ». On retrouve la formule dans les Statuts des religieuses ursulines de la ville et diocèse de Tours (Paris, 1661, 84) : « Elles leur apprendront aussi des chansons spirituelles pour les empêcher d’en chanter de mondaines ». La pratique se perpétue au XVIIIe siècle : en Franche-Comté, un « Règlement des escoles pour servir aux maitresses chargées de l’éducasion des petites filles » de 1745 stipule que la maîtresse « apprendra à toutes celles qui ont de la voix les airs des cantiques » (Enseignement 1882).

On ne sait pas ce que les Ursulines utilisaient comme supports : alors que l’ordre organise la production à l’usage des classes, elle ne produit pas de recueils de cantiques. Les sœurs utilisent peut-être les ressources de la librairie locale : dans les premières années du XVIIIe siècle, la veuve Oudot propose dans sa boutique parisienne un « recueil de chansons propres à la récréation des mères de familles, religieuses et personnes préposées à l’éducation des enfants », qui pourrait leur convenir. Il faudrait voir les inventaires de leur bibliothèque et les livres de comptes. En 1676, les sœurs de la congrégation de Notre-Dame de Châlons achètent un « livre de chanson » dont on ne sait rien d’autre. Il ne faut pas négliger non plus la production locale, soit des religieuses elles-mêmes, soit des hommes qui gravitent autour des communautés. Les cantiques sont la forme de versification la plus usitées dans les monastères : les allusions sont fréquentes dans les nécrologies. Apprenant le décès de son ancienne maîtresse à la Visitation de Mamers, une Ursuline de Paris écrit à la communauté en 1719 : « J’ai emporté en sortant de chez vous plusieurs cantiques spirituels qu’elle a faits. Obligez-moi, ma très honorée sœur, que quelque une de nos sœurs m’en fasse un petit cahier des plus beaux » (Bons 2000, 268).

La demande sociale d’une éducation musicale pour les jeunes filles est bien plus forte dans le cas des pensionnaires. À Bordeaux, l’enseignement musical est en bonne place dans leur emploi du temps des pensionnaires, où la musique apparaît à 10 heures du matin, puis après le goûter. La seule réserve est que toute la formation musicale des jeunes filles se fasse en interne. Les constitutions lyonnaises (1643) interdisent de faire venir des maîtres du dehors : « il ne sera point permis de faire venir de dehors aucun maître ou maîtresse, pour leur apprendre à jouer des instruments, ou chanter, ou pour quelque autre chose que ce soit : mais s’il y a quelque sœur dedans qui le puisse, elle pourra leur apprendre à jouer de l’épinette, ou chanter, ne disant que des cantiques, et choses saintes » (Règles et constitutions pour les religieuses ursulines, Lyon, Claude Prost, 1643, chap. X, p. 134). Celles de Paris interdisent pareillement de faire venir des maîtres de chant, de peinture ou de musique aux parloirs (1705). Les demandes des parents souhaitant faire sortir leur fille pour ses leçons de musique sont toutes refusées. Les pressions sont si fortes qu’en 1675 on soumet au supérieur la demande de faire apprendre la musique à quelques religieuses professes pour pouvoir l’enseigner. Comme le montre Philippe Annaert, le recours à des maîtres extérieurs pour enseigner les arts d’agrément, musique et danse, paraît de fait se généraliser au XVIIIe siècle dans les couvents du nord de la France et des Pays-Bas, non seulement pour suivre la demande du public, mais surtout pour pallier une diminution des talents artistiques au sein des communautés, qu’aggravent encore les réticences des évêques à permettre la formation des sœurs par des laïcs (Annaert 2005, 334).

EC

Sources et références bibliographiques (cliquer ici)

[Les constitutions du monastère de Saincte-Ursule 1623] Les constitutions du monastère de Saincte-Ursule de Paris, Paris, F. Jacquin, 1623.

[Pommereu 1673] Chroniques de l’ordre des ursulines recueillies pour l’usage des religieuses du même ordre, par M.D.P.U. [la mère de Pommereu ursuline], Paris, Hénault, 1673.

(Annaert 2005) Annaert, Philippe, « Monde clos des cloîtres et société urbaine à l’époque moderne : les monastères d’ursulines dans les Pays Bas méridionaux et la France du nord », Histoire, économie et société, 2005/3, p. 329-341.

(Dubois 1997) Dubois, Paul-André, De l’oreille au cœur: naissance du chant religieux en langues amérindiennes dans les missions de Nouvelle-France, 1600-1650, Sillery, Québec, Les éditions du Septentrion, 1997.

(Enseignement 1882) L’enseignement chez les ursulines en Franche-Comté, 1595-1882, Lons-le-Saunier, J. Mayet, 1882.

(Gueudré 1958) Gueudré, Marie de Chantal, Histoire de l’ordre des Ursulines en France, Paris, Editions Saint-Paul, 1958-1963, 3 vol.