Maison

Tout au long de la période moderne, la maison est le premier lieu où s’exprime la voix de l’enfant.

Cette voix, c’est d’abord le cri primal. Sous l’influence d'Augustin d'Hippone, les théologiens médiévaux entendaient les premiers vagissements de l’enfant comme un rappel douloureux de l’humaine condition, une répétition du moment où Adam et Ève furent expulsés, nus et humiliés, du Paradis terrestre. À partir du XIIe siècle pourtant, la pensée théologique cède du terrain face à une nouvelle conception, probatoire, du cri du nouveau-né. Dans une grande majorité de coutumes, le cri primal produit des effets juridiques essentiels : entendu « aux quatre murs de la maison », il proclame la primauté du couple sur la parenté, délimite un espace et permet une appropriation de la terre (Lett, Offenstadt 2003, 30).

La voix de l’enfant à la maison, c’est ensuite l’apprentissage du langage. Depuis l’Antiquité, l’importance symbolique des premiers mots de l’enfant tient à la relation que l’on suppose exister entre l’origine et le développement du langage chez l’enfant d’une part, et l’origine et le développement du langage de l’humanité d’autre part. Mais l’apprentissage du langage est d’abord la première étape, essentielle, de la socialisation de l’enfant. La précocité de la parole est le plus souvent considérée par les parents comme un élément inquiétant, de même qu’un retard prolongé, que des pratiques magiques et religieuses sont destinées à prévenir ou à guérir (Lebrun 1986, 150). C’est à saint Brice que l’on s’adresse en cas de retard de langage : la légende dit qu’ayant été accusé d’avoir engrossé une lavandière, il fit apporter l’enfant, âgé d’un peine à mois, « et saint Brice lui ayant commandé de dire si c’était lui qui était son père, il répondit très clairement et très intelligiblement, que non » (La vie des saints pour tous les jours de l’année, t. IV, Paris, Roulland, 1783, p. 342). Pour aller plus loin: Les premiers mots.

La petite enfance est aussi un moment clé des apprentissages religieux, dont une partie se déroule à la maison. Depuis le Moyen Âge et de manière plus impérative à partir de l’âge des Réformes, c’est à l’enfant que l’on confie le soin de porter vers le Ciel les prières de la maisonnée. « dès qu’ils bégaient », écrit Bossuet dans son Catéchisme (1687), « il faut leur apprendre à faire le signe de la croix ; il est bon aussi de le leur faire dire en latin, afin que dès le berceau ils s’accoutument au langage de l’Église ».

Si berceuses et comptines, puis contes et légendes constituent le premier bain de langage dans lequel est trempé l’enfant, ce dernier en est principalement l’auditeur, plus que le locuteur. La célèbre page de titre du recueil des Contes de ma mère l'Oye de Charles Perrault (1695) représente une servante filant devant la cheminée, en train de raconter des histoires à de jeunes enfants élégamment vêtus. En ces occasions comme dans d’autres, la voix des enfants se mêlait à celle des adultes. Les recueils de Noëls, cantiques que l’on chante en famille sur l’air de chansons connues, sont largement diffusés par les imprimeurs des bibliothèques bleues de Troyes, de Rouen ou de Limoges, comme dans l'édition troyenne que l’on voit ci-contre. Le XVIIIe siècle voit aussi le développement de supports explicitement destinés à la récréation familiale : dans le catalogue de la veuve Oudot, libraire à Paris vers 1720, on trouve la mention d’un Recueil de Chansons propres à la récréation des Mères de familles, Religieuses & Personnes proposées à l’éducation des Enfans.

Les maisons retentissent enfin des voix, des cris et des pleurs des enfants jouant. Au cours de l’époque moderne, l’attention nouvelle portée à l’enfance conduit à prêter une plus grande attention aux paroles des plus jeunes. Dans leurs lettres, pères et mères rapportent les bons mots des petits avec attendrissement. La nouvelle littérature de jeunesse qui se développe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle fournit des instantanés réalistes et vivants de ces parties enfantines, à une époque où l’éducation domestique revient à la mode. Arnaud Berquin (L’Ami des enfans, 1782-1783) ou Louise d’Épinay (Les conversations d’Émilie, 1774) comptent parmi les auteurs qui ont travaillé à saisir avec la plume l’illusion de la parole vive de l’enfant, que caractériserait son lexique simple, ses exclamations, sa sensibilité, ses répétitions. Leurs tentatives de reproduire un « style enfantin » se poursuivent sous la Révolution, avant d’être fixées dans la littérature du siècle suivant (Chiron 2016, 427-432).

EC

Références bibliographiques (cliquer ici)

(Chiron 2016) Chiron, Jeanne, Le dialogue éducatif des Lumières : innovations, permanences et fantasmes (1754-1804), thèse, sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Université Paris-Est, 2016.

(Lebrun 1986) Lebrun, François, « Parents et enfants », André Burguière, Christiane Klapish-Zuber, Martine Segalen, Françoise Zonabend (éds.), Histoire de la famille, 2. Le choc des modernités, Paris, Armand Colin, 1986, p. 141-153.

(Lett, Offenstadt 2003) Lett, Didier et Offenstadt, Nicolas (éds.), Haro ! Noël ! Oyé ! Pratiques du cri au Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003.